Immobilité, Brian EVENSON

Un homme se réveille d’un long sommeil. On l’a sorti de son stockage pour une mission. Laquelle ? Récupérer un objet inconnu dans un lieu inconnu. Dans un monde inconnu depuis une catastrophe qui a laissé la planète, ou, en tout cas, ce coin de planète où se situe le roman, dans un sale état. Ravagé. Atmosphère mortelle. Qui est-il ? Que doit-il faire ? Pourquoi ? La liste des questions est immense. Les réponses vont-elles venir ?

Un monde à reconstruire

Comme dans L’Aube d’Octavia E. Butler, le personnage principal vient d’une autre époque où la Terre a été dévastée par un cataclysme provoqué par l’humanité. Ici aussi, il est perdu dans ce nouveau monde qu’il découvre progressivement. Mais si chez Octavia E. Butler, la difficulté vient de la présence d’extraterrestres aux us et coutumes étranges pour une humaine, chez Brian Evenson, c’est l’amnésie quasi totale du héros qui crée le problème. Et l’intérêt principal de l’ouvrage. Car le lecteur est comme lui et, avec lui, il va découvrir le monde post-apocalyptique créé par l’auteur américain. Tout va venir progressivement. Et cette attente, ce questionnement continu sur le monde imaginé par Brian Evenson constituent le sel essentiel de ce roman. Comment fonctionne-t-il ? Quels sont ces différents groupes qui semblent s’être constitués ? Mini démocratie ? Tyrannie sans scrupule ? Secte dirigée par un gourou ? L’auteur se montre malin et subtil : les réponses à la situation sont nombreuses. Les choix multiples. Ils laissent du libre-arbitre au lecteur qui peut se faire sa propre idée, ou du moins essayer : quelle voix semble la meilleure pour résister à cette situation ? Sans parler de l’extérieur : pourquoi certains personnages craignent-ils tant de l’affronter et d’autres pas ? À quoi est due cette différence ? Que d’interrogations qui stimulent l’imagination, sans la brider, sans lasser. Une gageure brillamment réussie à mon avis par Brian Evenson. Je ne suis pas (je le répète assez sur ce blog au fil de mes billets) un grand adepte du post-apo. Mais là encore, comme dans d’autres cas récemment (Périphériques de William Gibson, Unity d’Elly Bangs, Resilient Thinking de Raphaël Grenier de Cassagnac, le trilogie Rempart de M.R. Carey, Les Chroniques de Mertvecgorod de Christophe Siébert, ou même L’évangile selon Myriam de Ketty Stewart : en fait, pour quelqu’un qui n’aime pas ce genre, j’en ai lu un paquet !), j’ai été happé par l’histoire. Et mes réticences sont tombées l’une après l’autre. Je ne suis pas encore un fan absolu, mais je ne fuis plus cette étiquette.

– Quand est-ce qu’on s’arrête pour dormir ?

– On ne s’arrête pas pour dormir, dit Qatik. Le temps nous manque. On s’arrêtera quand on sera morts.

Une quête d’identité

D’autant que ce roman est également le creuset d’une vaste source d’interrogation sur l’identité. Le personnage principal se réveille amnésique. Il ignore absolument tout. Qui il est, ce qu’il fait là, qui sont les gens qui lui parlent. Et même les raisons de la catastrophe. Voire l’existence de la catastrophe. Qu’était-ce que ce Kollaps, dont même le nom est déformé ? Tout est mis en doute. De plus, sa seule source de renseignement est un homme qui ne lui dit pas tout. Et lui cache sciemment des informations. Ce qui fait que même les pistes qu’il a données peuvent être remises en question. Rien n’est stable. Philip K. Dick, au secours ! Dès qu’il est dans le noir, dès qu’il se réveille sans savoir où il est, Josef Horkaï se demande où il est : est-il encore stocké et est-il en train de rêver ? Est-il à l’extérieur dans une nuit absolue, sans lumière artificielle ? Est-il dans une grotte ou un bâtiment dont les parois ne laissent pas filtrer la moindre lumière ?

« Ça voulait dire qu’il ne pouvait pas se fier à ses sens, qu’il ne pouvait pas se fier à ce qu’il éprouvait et, par conséquent, ne pouvait pas se fier à ses propres pensées. L’esprit est un maître illusionniste. » (page 42) Josef Horkaï (mais est-ce vraiment sont nom ?) est-il un être libre de ses mouvements ou un simple pantin dirigé par d’autres ? Est-il même humain ? Lui résiste à l’atmosphère empoisonnée de l’extérieur alors que les autres, humains semble-t-il, ne survivent pas longtemps, malgré des combinaisons protectrices. L’humanité a-t-elle évolué ? Ou ces êtres sont-ils des créations artificielles ?

Le doute permanent doit être terriblement usant pour lui. Mais pas pour nous. C’est une autre facette de ce roman qui me fascine : il m’a passionné, j’ai tourné les pages avec envie, alors que le sujet est grave et pourrait être pesant. Le traitement de Brian Evenson est simple dans ses phrases, dans ses interrogations, mais terriblement efficace car on veut connaître la suite, on veut comprendre ce qu’il s’est passé, on veut découvrir qui est vraiment le personnage principal.

Or, malgré cette simplicité apparente, les réflexions sont profondes et m’ont touché. Outre la réflexion sur l’identité, on trouve encore ceci : « Des noms, des catégories, des divisions. Dès que vous désignez une chose, vous apprenez à la haïr. » (page 217) Créer des catégories est une bonne façon de créer des divisions. Et en ces temps de guerre proche, de montée des tensions entre les différents bords de l’échiquier politique et social, cette citation a porté.

– La Bible. Au bûcher elle aussi ?

– Bien sûr. Elle est responsable de plus de morts que n’importe quel autre livre, Mein Kampf inclus. Il aurait mieux valu qu’elle ne soit jamais écrite.

Immobilité m’a surpris, mais m’a aussitôt emporté dans son rythme et son univers. J’ai pris fait et cause pour Josef, souffrant avec lui physiquement et intellectuellement, ressentant ses doutes et ses interrogations, me demandant sans cesse comment cela allait bien pouvoir se terminer. Ce road-movie post-apo sans voiture a su me séduire par sa simplicité apparente et par sa profondeur réelle. Il est déjà une de mes lectures marquantes de 2023.

Présentation de l’éditeur : Lorsque vous ouvrez les yeux, les choses semblent déjà se passer sans vous. Vous ne savez pas qui vous êtes ni d’où vous venez. Vous savez que le monde a changé, qu’une catastrophe a détruit tout ce qui existait. Et que vous êtes paralysé à partir de la taille. Un individu prétendant être votre ami vous dit que vos services sont requis. Vous êtes donc transporté à travers un paysage en ruines sur le dos de deux hommes en combinaison de protection, et qui ne vous ressemblent pas du tout, vers quelque chose que vous ne comprenez pas et qui pourrait bien finir par vous tuer. Bienvenue dans la vie de Josef Horkaï. 

Rivages, collection « Imaginaire » – 4 janvier 2023 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jonathan Baillehache – Immobility (2012) – 270 pages – 22 euros / numérique – 16,99 euros)

Merci aux éditions Rivages (à Alain Deroudilhe) pour ce SP.

D’autres lectures : Gromovar (Quoi de neuf sur ma pile)Feyd Rautha (L’épaule d’Orion)Tampopo (Les blablas de Tachan)Les lectures du MakiTigger Lilly (Le dragon galactique)Sometimes a BookCélineDanaë (Au Pays des Cave Trolls)Hugues (Charybde 27)


25 réflexions sur “Immobilité, Brian EVENSON

  1. Ecrire que la Bible a provoqué plus de morts que n’importe quel livre est complètement faux. C’est obscurantiste. Au contraire, de nombreux faux chrétiens (entre autres) ont tenté de la faire disparaitre. Les autres ont seulement instrumentalisé la Bible pour détourner à leur profit l’influence de ce livre. Le livre qui a provoqué le plus de mort en est un autre, et il est composé de sourates.

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    1. Je ne partage pas nécessairement le côté absolu de la déclaration (d’autant qu’il est impossible de vérifier cette affirmation), mais je trouve d’un autre côté que tout mettre sur le dos d’un « autre livre », comme vous dites si bien, est biaisé.

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  2. Je reste frileuse malgré tout le bien que tu en dis (et qui est alléchant) – j’ai eu une telle expérience difficile avec L’île de Silicium que j’éprouve des craintes à retenter un titre de cette collection…

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