Laquan McDonald, Michael Brown, Eric Garner, Breonna Taylor, George Floyd, Walter Scott, Tamir Rice, Philando Castille. Qu’ont en commun ces noms ? Ils appartiennent à des femmes et hommes afro-américains abattus dans des circonstances souvent douteuses par la police américaine. Par des policiers blancs. Et cette liste n’est pas exhaustive. Pourquoi commencer cette chronique par une telle liste ? Parce que ces morts et d’autres encore sont au centre du roman (ou novella) de Tochi Onyebuchi, L’Architecte de la vengeance.

Une novella et deux articles
Cet ouvrage est différent des précédents de la collection initiée par Gilles Dumay chez Albin Michel. Comme il l’écrit lui-même dans un avant-propos très éclairant, il n’avait pas prévu de publier de textes de ce format, laissant cela à des collections comme UHL chez le Bélial’ (dont j’ai parlé récemment, mais pas seulement, à propos de leurs dernières publications : Le Serpent de Claire North ou Simulacres martiens d’Eric Brown). Mais ce texte s’est imposé à lui comme un coup au plexus (« un coup de cœur pour ce texte coup de poing ») et, nous le verrons en suite, c’en est effectivement un. Pour l’enrichir et le rendre plus compréhensible, rendre plus sensible son contexte d’écriture, il lui a adjoint deux articles du même auteur : « Je ne vois pas mention dans votre déposition du fait que vous êtes noir » et « Je n’ai pas de bouche : et pourtant, il me faut hurler ». Articles bourrés de références et écrits de façon parfois elliptique, mais effectivement bienvenus pour accompagner un récit polémique par son message, par ses prises de position.
Commençons par le début
Cette novella met en scène deux jeunes gens, noirs, Ella et son petit frère Kevin. Ce dernier est né en pleine émeute suite à l’acquittement d’officiers de police blancs accusés d’avoir passé à tabac un automobiliste noir américain, Rodney King. Un cas de plus. On va les suivre tous les deux, et un peu leur mère, pendant leur enfance et, surtout, leur entrée dans l’âge adulte. Mais la narration n’est aucunement linéaire. Tout va fonctionner par retours en arrière plus ou moins intuitifs, plus ou moins expliqués. L’Architecte de la vengeance n’est pas un texte qui s’offre sans une légère résistance : il se mérite. Le style, autant en dire un rapide mot tout de suite, est sec et ne s’embarrasse pas de fioritures. On va à l’essentiel. Et l’essentiel, c’est la violence et la haine qui hantent cette société et, par conséquent, ces pages.
Une société sur la corde raide
Car dans cette novella, on est loin des clichés douceâtres offerts autrefois (et encore parfois) par les soaps. L’extérieur est dangereux : les policiers, aidés par de nouvelles technologies, surveillent et répriment avec sévérité et violence, sans vraiment se soucier de justice. Les interpellations sont musclées, injustifiées, fréquentes. Les affrontements entre policiers blancs et jeunes noirs, pas présentés sous leur meilleur jour (branleurs qui traînent dans les rues et se droguent en permanence), sont quotidiens. Difficile de marcher dans les rues sans risquer d’être pris dans l’un d’eux. Si l’on est noir de peau, dommage ! C’est le même décor que dans la nouvelle du même auteur récemment paru en version numérique gratuite aux mêmes éditions : « Dommages et intérêts ». Et l’on retrouve la même ambiance délétère à l’intérieur de son appartement : les bruits et donc, la violence sont permanents. On ne peut s’extraire de ce climat malsain et anxiogène qui est là tout le temps et partout. Résultat, au moindre faux pas, c’est la faute et la prison. C’est ce qui arrive à Kevin, surnommé Kev. Il a fini par « choisir » les bandes et se retrouve derrière les barreaux.
Un Don
Et on va l’y suivre, y découvrir son quotidien. Mais pas en versant dans le misérabilisme, ni dans la description précise et millimétrée de ses gestes, de ses souffrances, de ses doutes. Avec le même système que pour le reste : par touches qui se suivent de façon plus ou moins directe. Avec pour principal fil directeur Ella, sa sœur. Car Ella a un Don : depuis qu’elle est jeune, elle s’est aperçue qu’elle pouvait agir sur la matière, sur ce qui l’entoure. Elle est capable de créer des boules de glace, de feu. Elle peut s’immiscer dans les pensées et même lire l’avenir de chacun. Elle peut se déplacer instantanément de l’autre coté de la Terre. Enfin, tout cela lui a pris du temps : temps de prendre conscience de son Don, temps d’entraînement et de découverte de la pluralité de ses capacités. Or, elle supporte de moins en moins ce qu’elle voit. Surtout quand elle découvre le passé de sa famille, cruel et injuste, traitement fréquent de Noirs par des Blancs dans cette société gangrenée par la haine et la peur. Mais avec ses pouvoirs, cette colère qui naît en elle n’est-elle pas dangereuse ?
Une colère juste ?
Et c’est là que réside le problème pour certains lecteurs. Cette novella explique, sans pour autant la justifier, la colère et, à sa suite, le désir de vengeance. Car quand on subit ce genre de traitements une fois, deux fois, cent fois, que l’on voit autour de soi que rien ne change ou alors si lentement, comment ne pas avoir envie de se venger, de tout casser ? Alors attention, je ne suis pas en train de cautionner les actes de violence. Mais soyons clairs, je suis un homme blanc inséré dans une société « faite pour lui ». Et donc, malgré toutes mes lectures, toute mon empathie, je ne peux réellement comprendre, ressentir ce que ressentent les personnes qui subissent ces situations. Je ne peux, par conséquent, pas dire, toujours, de rester calme à des gens qui vivent cela. Facile de parler de modération quand on ne subit pas ces agressions dans ses tripes, dans sa chair. La violence infiniment présente dans L’architecte de la vengeance est compréhensible. Pas souhaitable, pas facilement entendable, mais compréhensible. Le « Bien fait ! » est lui aussi compréhensible, même s’il est puéril, malvenu ou tout ce que l’on veut. N’empêche qu’à la lecture de cette novella, cette violence, on la ressent à fond, on la prend en pleine gueule et, qu’on soit noir ou blanc, on n’en ressort pas indemne. On y est et on veut réagir aussi. C’est la force de ce texte.
L’Architecte de la vengeance est un cri, un hurlement à la face de tous ceux qui acceptent le monde tel qu’il est. Une paire de claques à ceux qui se sont endormis alors que les horreurs et les injustices continuent à pleuvoir. Un coup de boule à ceux qui, au nom d’un ordre défaillant, réclament des sanctions toujours plus fortes pour les personnes osant se plaindre. C’est un livre salutaire parce qu’il force à réfléchir et à se poser des questions sur des acquis. À ouvrir des yeux trop souvent baissés.
Présentation de l’éditeur : Le roman phénomène finaliste des prix Hugo, Locus et Nebula. Lauréat du World Fantasy Award 2021 et du New England Book Award for Fiction 2020. Ella a un don. Quand elle regarde un enfant, et avant que son nez ne se mette à saigner, elle sait s’il va devenir infirmier en gériatrie ou s’il va mourir avant l’âge de onze ans, étendu sur un trottoir, les yeux vers le ciel, fauché par l’incompréhensible guerre des gangs qui ensanglante son quartier depuis toujours. Pirus, Crips, Bloods… la violence a tant de noms à Compton. Quand Kevin, son frère, voit le jour en 1992, pendant les émeutes provoquées par l’acquittement des policiers impliqués dans l’affaire Rodney King, Ella sait déjà que sa famille va déménager de la Californie pour Harlem et qu’elle tiendra bientôt dans sa main sa première boule de neige. Mais quitter l’endroit d’où l’on vient ne permet pas toujours d’échapper à la violence et à l’injustice. Ella a un don ; pour elle, pour Kevin, pour l’Amérique, sans doute le temps est-il venu de l’utiliser.
D’autres lectures : CélineDanaë (Au Pays des Cave trolls) – Elbakin – Just a word – Fantasy à la carte – FeydRautha (L’épaule d’Orion) (V.O.) –Gromovar – Yozone – Dup – Yogo (Les lectures du Maki) – Yuyine – Les pipelettes en parlent – Weirdaholic – Boudicca (Le Bibliocosme) – Elwyn (Navigatrice de l’imaginaire) – Les Chroniques de FeyGirl –
Super chronique, ça m’a donné envie !
Est ce que tu penses que le côté sff avec le « Don » est une vraie plus-value dans ce roman très « sociétal » ou bien n’est ce qu’un artifice ?
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Merci !
Le Don ajoute le danger, la menace ultime qui pèse : car Ella est capable de tout détruire. Donc, tu as raison, c’est surtout le côté sociétal et sa dénonciation qui dominent, mais le côté SF n’est pas qu’un gadget, cela permet de faire avancer l’histoire.
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Tant mieux ! 😇
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Bon, une chronique de plus qui me donne envie de m’y plonger ahah
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Il faut avouer qu’il est efficace : mais violent dans son message, cela ne plait pas à tout le monde !
J’attends ton retour…
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Très beau billet… J’hésitais à l’emprunter dans ma médiathèque. Tu m’as convaincue.
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Merci beaucoup. Accroche-toi, certains n’ont vraiment pas aimé le côté agressif.
J’attends de voir ton retour.
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