Collisions par temps calme, Stéphane BEAUVERGER

Troisième texte d’une petite collection aux grandes idées, Eutopia, qui propose des novellas traitant d’utopie (vu le sujet restreint, pas étonnant que seulement trois titres soient sortis à l’heure actuelle), Collisions par temps calme est un petit bijou qui m’a enlevé durant tout le temps de sa lecture. Une utopie sise en Bretagne qui propose, avec calme et sérénité, une réflexion profonde sur notre monde et sur la place possible des I.A. dans notre société. Ainsi que des interrogations sur la famille et le deuil. Un texte d’une grande richesse.

Une ambiance incroyablement immersive

Depuis 2009, Stéphane Beauverger écrivait toujours, mais des nouvelles. Collisions par temps calme est donc son premier texte long depuis plus de dix ans. Ce n’est certes qu’une novella, mais un texte dense d’une richesse qui m’a conquis. Je me rappelle avoir beaucoup aimé le tryptique Chromozone, mais cela ne me certifiait pas une lecture plaisir. Et pourtant, dès les premières lignes l’auteur a su installer une ambiance et me donner l’impression d’appartenir à l’histoire. Il nous colle au personnage et, par petites touches (tout ce que j’aime), il croque son portrait. Ainsi qu’une peinture tout sauf complète du décor, mais avec juste ce qu’il faut de détails pour nous permettre d’y vivre.

Sylas vit sur une ile bretonne, avec son mari et leur fille. Enfin, chacun dans sa maison, pour respecter le travail et la personnalité de chacun. Sa vie semble douillette malgré certains ennuis qui pointent leur nez. Et surtout l’arrivée de sa sœur, Calie, qui vient lui demander quelque chose de grave, de définitif. Quelque chose qui va bouleverser son équilibre. Et malgré cela, on aimerait y être, sur cette ile, à tenir un mug de café chaud dans la main, à se promener sur la plage de sable et à avoir le nez rougi, les lèvres collées par le sel du vent et de la mer. D’ailleurs, on y est, avec Sylas. Et comme c’est agréable.

Par contre, j’ai eu un peu de mal, au début, avec un parti pris de narration assez original. On change, d’un chapitre à l’autre, voire d’un paragraphe à l’autre (mais le changement est visible grâce à un saut de ligne et une étoile), de narrateur : Sylas, pour commencer, puis Calie, après son arrivée sur l’ile. Jusqu’ici, rien de bien nouveau. Sauf que Stéphane Beauverger reprend la scène, non pas là où elle a été abandonnée, mais plusieurs lignes plus tôt. On assiste donc aux mêmes moments vus de l’autre côté. Là non plus, rien d’exceptionnel. Mais quand arrive le dialogue, je me suis dit que l’auteur ne s’était pas trop cassé la tête et que cela ne faisait pas beaucoup avancer l’histoire, puisque les paroles étaient reprises telles quelles. Jusqu’à ce que je m’aperçoive que même la perception du dialogue est changée : les mots différent en partie. Et, donc, le sens des phrases. Plus directes parfois, plus expéditives. La formulation reprend, et nous montre, l’état d’esprit de celui qui raconte. Comme Calie et Sylas apporte leur subjectivité dans l’analyse des données à propos de Simri. Tout est question de regard, de point de vue. Passionnante réflexion !

Un monde gouverné par une super-I.A.

Mais penchons-nous sur l’utopie, puisqu’utopie il y a, collection Eutopia oblige. Simri (cela rappelle vraiment une autre I.A. déjà en place parmi nous, n’est-ce pas Siri ?) dirige l’essentiel du monde. Les hommes ont délégué à cet artefact sapiens le choix de leur destinée. Elle procède par essais : elle mutliplie les pistes, dans son « esprit » et rejette ce qui lui paraît moins efficace, moins pertinent. Et grâce à elle, tout semble bien aller. De ce que l’on peut voir, de ce petit coin de Bretagne, les gens mènent une vie basée sur la coopération, avec des tâches volontaires à effectuer. Même si on a parfois besoin de se pousser un peu afin d’être volontaire, de voir les bénéfices que l’on peut tirer de ce volontariat en terme de promotion sociale : les humains restent les humains ! Société de la collaboration où tout le monde semble être à sa place donc.

Pas tout à fait. Quelques personnes n’acceptent finalement pas cette vie régentée par une I.A. Quelques personnes ne se satisfont pas de cette euphonie. Il leur faut de la dissonance, dans la vie comme dans la musique. Et c’est le cas de Calie, qui veut fuir cette harmonie qui la ronge. On le sent dans ses compositions musicales insupportables pour son frère : trop fortes, trops brutales. Trop à l’opposé de cette paix intérieure et extérieure conduite par Simri. Il existe alors une possibilité : se réfugier dans l’un des rares territoires encore libres de l’influence de l’I.A. Mais pour cela, il faut couper définitivement les ponts avec le reste de l’humanité. Un choix difficile car sans retour en arrière possible.

Stéphane Beauverger, plutôt habitué aux mondes et aux histoires tragiques, s’est prêté au jeu de l’utopie, mais sans rien lâcher de ses obsessions et de son ton. Car si le cadre de cette novella est un monde utopique, l’histoire en elle-même est tout sauf utopique : on y parle de mort, de remise en question de l’utopie. En effet, Sylas a, de par une de ses tâches volontaires, accès aux « pensées » de Simri (il doit vérifier, comme d’autres, que tout tourne rond, histoire de rassurer l’humanité qui a confié son sort à une machine quantique). Et il découvre des turbulences que Calie s’empresse d’analyser selon son crible. Elle y découvre du sombre, du noir. Mais est-elle objective ? Je m’arrête là pour ne pas gâcher la découverte. D’autant que Stéphane Beauverger, après une mise en place tranquille, multiplie les pistes et les fausses pistes sur la fin, nous proposant de nombreuses voies pour mieux les fermer devant nos yeux. Mais surtout, il nous donne matière à réflexion sur ce choix que nous pourront peut-être faire dans plusieurs années, si la technologie avance comme elle le promet, si les I.A. deviennent réellement « sapiens ».

Je me répète en disant tout le bien que je pense de ce court texte qui m’a enchanté. Retrouver ainsi Stéphane Beauverger a été pour moi une grande joie, surtout avec une novella de ce niveau. Collisions par temps calme, outre un bel objet (la couverture est une réussite, avec sa partie couleur et sa plus petite partie en noir et blanc), est un récit dont il serait dommage de se priver. Sa lecture provoque plaisir et réflexion, introspection et bien-être. En plus, cela ne coûte que 8€. Alors, qu’attendez-vous ?

Présentation de l’éditeur : Sylas mène une vie heureuse sur son île. Il fait le métier qu’il aime, dans la maison qu’il aime, entouré des rares personnes qu’il aime. Mieux que ça : il sait que le monde est beau, paisible, fluide grâce à Simri, l’artefact sapiens présidant au confort de l’humanité depuis 50 ans. Une super-IA, en gros, dont le déploiement global a porté l’humanité vers un avenir serein. Sylas partage sa vie entre son travail d’analyste système au service de Simri et sa passion pour la conception de bateaux. Oui, le monde est beau et va bien, vraiment, pour tous. Mais Calie, la sœur de Sylas, veut quitter ce monde. Demander à quitter le giron protecteur de Simri, qui veille au bien-être de tous, c’est rare, mais possible. Simri accorde aux personnes qui le désirent le droit de se soustraire à son attention. Mais Sylas ne s’attendait pas à ce que cela arrive à sa sœur, et cela lui est douloureux. S’il espère la faire changer d’avis, il sait que leurs trajectoires respectives ne peuvent aboutir qu’à une collision. Une collision par temps calme dans un ciel sans nuages. Collisions par temps calme raconte les déchirements entre un frère et une sœur n’ayant pas le même point de vue sur le monde. L’un s’en satisfait, l’autre n’y trouve pas sa place. Tour de force métaphysique et littéraire, alternant les deux points de vue de façon originale, le dernier livre de Stéphane Beauverger est la chronique d’une utopie qui a réussi, acceptant ceux qui n’en veulent pas. Écho de ce que pourrait être notre monde s’il avait pris une voie différente.

La Volte, collection « Eutopia » – 7 octobre 2021 (novella inédite– 128 pages – 8 euros)

Merci aux éditions de la Volte pour ce SP.

D’autres lectures : Stéphanie Chaptal (De l’autre côté des livres), Yogo (Le Maki), FeydRautha (Lépaule d’Orion), Charybde 27, Les Chroniques du Chroniqueur,

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7 réflexions sur “Collisions par temps calme, Stéphane BEAUVERGER

  1. J’ai beaucoup aimé aussi. Et c’est la découverte de l’auteur pour moi.

    J’adore ces narrations déconstruites mélangeant les approches. Et quand le fond est tout aussi intéressant c’est un réel plaisir de lecture et de réflexion.

    Aimé par 1 personne

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