Les sentiers de Recouvrance, Émilie QUERBALEC

Deux jeunes gens avancent. Ils ne se connaissent pas et viennent de régions différentes. Mais ils ont quitté leur domicile et ils avancent. Vers quelle direction ? Ils n’en ont qu’une vague idée. Le voyage avant tout compte. L’eau, le feu les accompagnent dans leur périple. Jusqu’à la rencontre…

Une double errance

Anastasia vit en Espagne, à Sarsa de Surta, charmant hameau qui, comme beaucoup de cités de la région, peine à trouver de l’eau pour vivre au quotidien. Suite à un drame, elle finit par le quitter. Et part vers un ailleurs différent. Elle chemine dans une nature belle et accueillante, mais exigeante et dangereuse. Au moindre faux pas, elle punit. Nas le sait mieux que quiconque. Elle est d’ailleurs tout sauf naïve. Elle sait la nature, elle sait les plantes, elle sait les animaux. Son père les lui a appris et elle l’aime.

Cette forêt a été plantée en 1912 par les pêcheurs de l’île, criait-elle. La forêt amante de la mer, tu connais ?

Ayden quitte sa banlieue suite à un accident : à trop jouer avec le feu, on se brûle. Et le voilà lui aussi sur les chemins. Lui aussi marche des heures et des jours dans une nature qui semble n’exister que pour lui. Les autres personnes présentes sont comme figées dans le décor. À part des rencontres, tel l’Iguane qui lui permet de se sustenter, de se reposer, de s’interroger sur son périple, sa raison d’être.

Une terre vivante

Dans un monde proche du nôtre, en 2035, après la poursuite de la dégradation des conditions climatiques, ils se dirigent, sans le savoir, l’un vers l’autre. Elle est l’eau, il est le feu. Ils cherchent une autre voie, une rédemption, une explication, un moyen de continuer. Dans ce monde si réaliste où pointent cependant des vagues de fantastique, ils foulent une terre qu’on a envie de fouler nous aussi tant les descriptions de l’autrice la rendent tangible, sensible. Tant les arbres paraissent se dressent, là, hors des pages.

Anastasia était déjà morte une première fois à l’âge de sept ans, et depuis elle croyait en l’existence des Anges.

Comme ce lieu où semblent se diriger, ils l’ignorent encore, les deux jeunes gens. L’île de Recouvrance, dont le nom fait penser à Brest et un de ses quartiers fameux. Mais aussi à l’île de Batz (plus au nord), avec certains côtés de sa description : surtout son jardin botanique, protégé du climatique océanique et qui permet de voir en Bretagne pousser et s’épanouir des plantes exotiques. Lieu dont le nom semble promettre une nouvelle chance ou un moyen de revenir à un état ancien et souhaité. Avant les dégâts commis à la planète. Aux femmes et aux hommes. On est loin ici des solutions sans doute difficilement réalisables d’Elisa Beiram (Le Premier jour de paix) ou de la bienveillance trop naïve des récits de Becky Chambers (Un psaume pour les recyclés sauvages et Une prière pour les cimes timides). Le futur proposé par Émilie Querbalec s’inscrit dans la suite directe de ce que nous vivons. Et c’est ce qui renforce l’impression de profondeur de ses descriptions.

Une rupture bienvenue

Comme dans ses œuvres précédentes parues chez A.M.I., Émilie Querbalec n’hésite à user de ruptures de construction. L’histoire que nous suivons pendant la première moitié du récit va prendre une toute autre tournure à la page 121. Soit presque pile au centre de l’ouvrage. Ensuite, elle embraye sur une histoire qui a évidemment des liens profonds avec tout ce que nous avons lu depuis le début, mais qui part dans une autre direction, une autre ambiance, plus proche de la SF que du fantastique qui imprégnait les premières pages. Mais je m’arrête là, ne voulant pas vous ôter le plaisir de ce bouleversement. Je tenais tout de même à évoquer ce changement, car j’ai lu dans pas mal de critiques de Quitter les monts d’automne et, surtout, des Chants de Nüying se plaindre de ce manque de linéarité et donc de cette perturbation dans leurs attentes. Cela peut légitimement s’entendre, même si de mon côté j’avais apprécié ces variations. D’où mon avertissement : ici aussi vous serez un peu secoué. Mais cela, à mon avis, s’avère tout à fait justifié. Et je dois avouer que cette bifurcation m’a très agréablement surpris, car je me demandais bien comment Émilie Querbalec allait pouvoir continuer son récit.

Autre grand changement : l’espace est totalement absent de ce roman. Même la technologie est reléguée à l’arrière-plan. La modernité vient plutôt des plantes, de la terre encore. C’est de là que vient la solution qui peut permettre de s’en sortir, de compenser. Alors bien sûr, on a encore besoin d’électronique pour aider, pour soigner. Mais cela ne vient qu’après le passage du monde vivant.

Il y aurait encore beaucoup à dire tant ce roman est riche et construit, empli d’indices glissés dès les premières pages et qui auront un sens plus tard, beaucoup plus tard. Et aussi de références à d’autres textes plus anciens (comme Voltaire et son Candide). Mais en parler ici dévoilerait trop et ce n’est pas mon but.

Finalement, l’existence tout entière semblait se résumer à ça : tromper l’ennui, et attendre les ombres du soir.

Les Sentiers de Recouvrance est un roman court, mais il transporte loin et vite. Les paysages décrits par Émilie Querbalec se sont imposés à moi avec force et précision. Je me suis vu cheminer à travers eux en compagnie de Nas et d’Ayden. Puis, après le changement de cap, j’ai continué sans effort à les accompagner dans leur parcours difficile mais positif. Je reste un admirateur de l’œuvre de cette autrice, qui n’hésite pas à surprendre, et j’attends, confiant, de voir dans quelle direction elle va nous mener la prochaine fois.

Présentation de l’éditeur :

Dans une Europe en pleine transition écologique, le portrait poignant et lumineux de deux adolescents invités à conjuguer leur guérison avec celle de la Terre.

2035. Ils s’appellent Anastasia et Ayden. Ils ne se connaissent pas, mais leurs chemins seront amenés à se croiser. Anastasia a grandi dans une Espagne qui subit de plein fouet les conséquences du réchauffement climatique. Après la mort accidentelle de son père, elle assiste, impuissante, au naufrage de sa mère. Ayden, lui, a appris à ses dépens qu’à trop jouer avec le feu on se brûle. Laissant derrière eux leurs existences brisées, chacun prend en solitaire la route de la Bretagne pour l’île de la Recouvrance où les attend l’espoir d’une vie meilleure.

Albin Michel Imaginaire – 17 janvier 2024 (roman inédit – 240 pages – Illustration : Aurélien Police – Édition brochée : 17,90 € / Numérique : 8,99 €)

Merci aux éditions Albin Michel Imaginaire (Gilles Dumay) pour ce SP.

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Challenge Hivernal des Histoires Courtes de SFFF (2ème ouvrage)

18 réflexions sur “Les sentiers de Recouvrance, Émilie QUERBALEC

  1. Je partage ton admiration pour ce texte et son autrice. J’aime aussi beaucoup ces ruptures qu’elle nous offre et les surprises qui vont avec. Le fantastique des débuts était inquiétant et entêtant. L’anticipation ensuite fut intense et intime. Elle m’a encore beaucoup touchée, peut-être justement pour ses références à d’autres textes célèbres et a un travail de psychologie assez fin.
    Ce fut un coup de coeur pour moi.

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  2. Je savais que tu allais adorer ce roman. Je partage entièrement ton point de vue sur le talent de l’autrice et sa capacité à se renouveler. Malheureusement pour moi j’ai moins adhéré ici même si les images reste marquantes, surtout dans les 50 premières pages, on étouffe et on s’assèche. (Un peu comme pour le premier chapitre du Ministère du Futur de Kim Stanley Robinson) Ca ne peut que faire réfléchir.

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    1. Tu me connais décidément très bien !
      Oui, j’ai lu ton avis et je suis navré pour toi que cela ait bloqué. Mais c’est souvent comme ça, quand on ne peut avancer, il vaut mieux laisser tomber.
      Je n’ai pas encore osé essayer le dernier KSR. Il va peut-être falloir que je me lance.

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      1. Je l’ai lu jusqu’au bout sans déplaisir mais ce n’est tout simplement pas un livre pour moi.

        Le KSR est indispensable. Ca sera beaucoup moins romanesque qu’Emilie Querbalec par contre ca fait réfléchir à notre mode de vie et à ce qu’il faut faire pour les générations futures avant qu’il ne soit vraiment trop tard. Il est parfois anxiogène mais l’espoir que l’on peut y arriver aussi.

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  3. Rupture de narration et loin d’Elisa Beiram et Becky Chambers : parfait 🙂 Je me le prendrai à ouest hurlant celui-là s’il y est. C’est ce que j’aime avec Emilie Querbalec : sa capacité à emprunter des sentiers inattendus, et à nous faire apprécier malgré tout le voyage, car l’aventure commence vraiment quand on se perd ; je trouve que ça s’applique parfaitement à ses textes.

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  4. Ca y est, je prends enfin le temps de lire ton retour sur « Les sentiers de recouvrance » ! Très bon avis ! J’ai apprécié que la technologie ne soit pas super présente ; elle était là par petites touches mais ça suffisait à nous donner une idée, de ce que les technologies auront alors apporté au monde.
    C’est beau roman, je le recommande aussi et je suis curieuse de lire d’autres œuvres de Querbalec (c’était mon premier!).

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