La Sentence, Louise ERDRICH

Une jeune femme, paumée, accepte, par amour, de transporter le cadavre d’un ami dans un camion frigorifique. Problème, en fait, le corps cachait de la drogue. Elle écope d’une peine de prison longue, très longue. Le temps de comprendre et digérer cette « sentence ». Grâce à un dictionnaire, le premier d’une longue série de livres.

Une héroïne entière mais fragile

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Tookie, le personnage central de ce roman, qui dit « je » et nous raconte son histoire, est cash. Elle est à fleur de peau : passé de droguée, complètement perdue ; passage en prison rédempteur d’une certaine manière. Mais cela n’enlève rien au caractère entier de cette femme qui se crée un passage dans la vie à coup d’épaules malgré les incertitudes. Elle n’est pas du style à se jeter des fleurs, comme le montrent les premières lignes dont j’ai parlé dimanche dernier : « je peux vous dire ceci : je suis moche. Pas comme ces héroïnes de films ou de romans écrits par des hommes, dont la beauté se révèle soudain, aussi éblouissante qu’édifiante. Je n’ai rien de pédagogique. Et pas non plus de beauté intérieure. » Les choses sont claires, Tookie ne nous fera pas le coup de la blonde évaporée qui s’extasie sur tous et toutes. Elle est fragile et ses fêlures ressortent régulièrement, amplifiant les coups qu’elle reçoit de la part du monde.

À lui seul, par exemple, le Minnesota emprisonne trois fois plus de femmes que le Canada tout entier, sans parler de l’Europe.

Et des coups, elle va en recevoir. Pour commencer, elle est amérindienne. Ce qui n’est pas vraiment un avantage dans des États-Unis où subsistent des relents de racisme (comme en France et ailleurs). Elle travaille dans une librairie spécialisée dans les livres traitant des Indiens d’Amérique : romans autochtones, poésie autochtone, témoignages autochtones,… Les ventes sont dans l’ensemble juste correctes avec des hauts et beaucoup de bas. Donc précarité financière. Et à tout cela vont s’ajouter le Covid et le meurtre de George Floyd. Car Tookie vit et travaille à Minneapolis, ville où s’est situé ce dernier drame.

L’irruption de Flora

Sans parler du fantôme. Car si je suis allé vers ce roman, alors que je ne connaissais absolument pas Louise Erdrich malgré son prix Pullitzer (Celui qui veille, 2021) et sa longue carrière d’écrivaine, c’est parce que j’en avais entendu parler dans des forums de SFFF. On évoquait son côté fantastique. Et, indéniablement, ce côté est présent. Sous les traits de Flora. Flora est une femme dont on apprend la mort page 49. Mais qui va emplir ce roman de sa présence étrange, voire terrifiante. Alors on n’est pas dans un livre d’horreur. Pas de scène sanglantes ou atroces. Mais certaines apparitions de ce fantôme peuvent mettre un peu mal à l’aise ? Une surtout. Cependant, Flora n’est pas le centre du récit, juste un élément qui revient de chapitre en chapitre et disparaît quelques temps. Il faut que l’on comprenne qui elle était de son vivant et ce qu’elle peut bien vouloir obtenir en hantant la librairie où travaillent Tookie et ses collègues et amies. L’occasion de plonger, indirectement, dans l’histoire de certains peuples indiens, dont les Ojibwés, les Dakotas, les Métis. Et les massacres et traitements indignes qu’ils ont subis. Comme lorsque certains Blancs allaient récupérer leurs cadavres pour faire de leurs squelettes des sortes de sculptures. Sans aucun respect pour les morts. Presque incroyable… et pourtant.

Sur le drapeau et le sceau du Minnesota, un Indien armé d’une lance ridicule s’éloigne à cheval tandis qu’un fermier laboure son champ, un fusil posé contre une souche.

Une narration fragmentée

Et c’est ce que j’ai apprécié dans ce roman. J’y ai appris des choses. Plein. Et cela m’a donné des envies. Plein. Je ne sais pas celles que je réaliserai, mais un roman qui créé en moi des désirs de découvrir autre chose, ça me plait. Par contre, la narration manque, à mon avis, de structure. On suit Tookie dans son quotidien, à travers ses errances, ses réflexions, sa vie. Et parfois, l’ensemble paraît bien décousu. Mais cela ne m’a pas gêné tant j’ai adhéré rapidement au personnage et à son caractère fantasque, excessif. J’ai donc pris le récit comme il venait, sans me formaliser de certains raccourcis, de certains changements de cap.

En plus, Louise Erdrich possède des goûts littéraires qui me plaisent. Elle distille au cours du récit plusieurs titres d’ouvrages ou d’auteurs qui lui plaisent (ou non, d’ailleurs : les oreilles de certains doivent siffler). Dont celui d’Octavia E. Butler et de sa trilogie Xenogenesis que je suis en train de lire au fur et à mesure des publications : L’Aube et L’Initiation. On trouve à la fin du livre une « liste totalement partiale des livres préférés de Tookie ». Subjective à souhait !

… chez ma chouchoute absolue, Octavia Butler

La Sentence, si elle n’a pas été un coup de cœur, a été un beau moment de lecture pour moi. Avec des fulgurances qui m’ont fait regarder dans le vide durant plusieurs minutes, le temps de profiter au maximum des derniers mots lus. Avec aussi des passages au rythme bancal qui m’ont fait me demander où j’allais. Mais le bilan est globalement positif et je suis ravi des moments partagés avec Tookie, Pollux, Asema, Hetta et les autres. J’ai maintenant envie de lire d’autres romans de Louise Erdrich. Et d’en savoir plus sur les Ojibwés. Et d’aller dans cette ville de Minneapolis, tester les soupes qui ont fait les délices de Tookie, un bon livre dans la poche.

Prix Femina du roman étranger 2023

Présentation de l’éditeur : « Quand j’étais en prison, j’ai reçu un dictionnaire. Accompagné d’un petit mot : Voici le livre que j’emporterais sur une île déserte. Des livres, mon ancienne professeure m’en ferait parvenir d’autres, mais elle savait que celui-là s’avérerait d’un recours inépuisable. C’est le terme « sentence » que j’y ai cherché en premier. J’avais reçu la mienne, une impossible condamnation à soixante ans d’emprisonnement, de la bouche d’un juge qui croyait en l’au-delà. » Après avoir bénéficié d’une libération conditionnelle, Tookie, une quadragénaire d’origine amérindienne, est embauchée par une petite librairie de Minneapolis. Lectrice passionnée, elle s’épanouit dans ce travail. Jusqu’à ce que l’esprit de Flora, une fidèle cliente récemment décédée, ne vienne hanter les rayonnages, mettant Tookie face à ses propres démons, dans une ville bientôt à feu et à sang après la mort de George Floyd, alors qu’une pandémie a mis le monde à l’arrêt… On retrouve l’immense talent de conteuse d’une des plus grandes romancières américaines, prix Pulitzer 2021, dans ce roman qui se confronte aux fantômes de l’Amérique : le racisme et l’intolérance.

Albin Michel, collection « Terres d’Amérique » – 6 septembre 2023 ( roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Sarah Gurcel – The Sentence (2021) – 434 pages – 23,90 € / numérique : 15,99 €)

Merci aux éditions Albin Michel pour ce SP.

D’autres lectures : Stéphanie Chaptal (De l’autre côté des livres)Ceciloule (Pamolico)


23 réflexions sur “La Sentence, Louise ERDRICH

  1. À part le côté décousu, je ne lis que du positif sur ce roman qui m’intrigue par la présence en filigrane du fantôme et une héroïne aux fêlures certaines. Quant à ce que tu évoques sur les cadavres, c’est une horreur absolue qui prouve que pas besoin de surnaturel pour du monstrueux.

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  2. La critique de Cécile (Pamolico) m’a dissuadée de poursuivre ma découverte de l’auteure (dont j’ai beaucoup apprécié La chorale des maîtres bouchers) avec ce titre.
    Me permets-tu de récupérer le lien de ce billet pour l’ajouter au récapitulatif de l’activité sur les Minorités ethniques que je propose jusqu’en fin d’année ? (https://bookin-ingannmic.blogspot.com/2021/12/lire-sur-les-minorites-ethniques-le.html)
    Ingannmic

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    1. Je l’ai lue aussi, cette critique, mais après ma lecture. Heureusement pour moi. Je pense que, comme je ne connaissais pas cette autrice, je n’avais aucune attente. D’où mon plaisir à cette lecture qui peut décevoir des habitués.

      Quant à l’intégration dans ton billet, je t’en prie. Cela me fera plaisir.

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  3. Je vais faire divergence, j’attendais beaucoup de ce livre et je me suis ennuyé, c’est bien écrit, ce n’est pas inintéressant mais que c’est long… enfin les 100 premières pages m’ont semblait si longues que j’ai abandonné. Peut être que je le reprendrai un jour, parfois il suffit de rencontrer le livre au bon moment !

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    1. J’avais vu passer tes doutes sur le forum du Bélial’, je crois. Je me suis donc accroché, en me disant que tout allait s’expliquer, venir plus tard. Dans l’ensemble cela a été le cas. Mais c’est vrai qu’on se demande souvent où Louise Erdrich veut en venir.

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  4. Pas certaine d’adhérer, mais j’ai adoré te lire, tant on sent à quel point tu as apprécié ta lecture malgré tes réserves. C’est assez génial quand un bouquin parvient à nous donner plein d’envies, à nous mettre des étoiles dans les yeux ou tout à fait l’inverse, bref à générer quelque chose de grand et fort chez nous.
    Alors, tu prends quand ton billet pour Minneapolis ? 🙂

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