Les rêves qui nous restent, Boris QUERCIA

Natalio vit dans un monde en équilibre précaire. Depuis les évènements d’Oslo, la société est plus inégalitaire que jamais et elle est à deux doigts de basculer dans l’anarchie et son cortège de pillages, de violences, de massacres. En attendant, Natalio, à moitié détruit par des drames passés, continue tant bien que mal à vivre. Sans se poser de questions sur le futur.

Un polar futuriste aux multiples influences

Les rêves qui nous restent fait partie de ces romans pour lesquels mieux vaut ne pas trop en dire pour ne pas en gâcher le charme. Mais je peux tout de même exprimer le bien que j’en pense et en parler, en essayant de ne pas trop en révéler. Commençons, de biais, par les images qui me sont venues à la lecture de ce polar nerveux, car c’en est un, à n’en pas douter. Peut-être Boris Quercia ne les a-t-il pas lues ou vues, mais son roman peut rappeler de nombreuses œuvres artistiques, à commencer, bien évidemment, par le Blade Runner de Ridley Scott (1982). En effet, Natalio est un policier. Enfin, un sous-policier, un Classe 5, tout en bas de l’échelle. Il est chargé d’effectuer les travaux de très basse besogne. Pour ouvrir le roman, on le découvre tuant des réfugiés dans un souterrain et maquillant ce meurtre en accident pour éviter de la paperasse à la hiérarchie. Un bon toutou, fidèle au pouvoir établi. Pas grand-chose à sauver, apparemment. En plus, lors de cette action « pleine de gloire », son électroquant est détruit. Or, dans cette société, tout le monde doit avoir un troquant s’il ne veut pas passer pour un déclassé. Tout le monde a besoin de cet androïde, plus ou moins à son image, sorte de double mécanique qui affiche la réussite ou l’échec, la fortune ou la misère (enfin, pas la totale misère, car dans ce cas, pas de toquant). « Mon électroquant, c’est moi. » disait un slogan publicitaire. Celui que Natalio va acquérir pour une bouchée de pain (il ne lui reste presque plus rien sur son compte) a été victime d’un vol : il lui manque des composants, ce qui l’amène à réagir différemment de sa programmation.

Et c’est là qu’on peut penser à Blade Runner. D’une part pour l’ambiance de la ville, sale, sombre, dangereuse, sauf en certains rares endroits privilégiés. D’autre part pour la présence de machines humanoïdes déviantes. Ici, les troquants sont facilement repérables, pas besoin de tests alambiqués comme dans le film pour les repérer. Mais certains d’entre eux aussi dysfonctionnent. Sans que l’on sache bien d’où vient le problème. Ce n’est d’ailleurs pas le propos de Boris Quercia. L’explication de ces phénomènes ne sera de toute façon pas réellement donnée. Seul l’intéresse le couple formé par Natalio et son troquant au sourire bancal. Et la description d’une société en déliquescence.

Anarchie

D’ailleurs, cette ville assiégée par les pauvres, enfermée dans des murailles hermétiques, avec des portes qui s’ouvrent seulement en cas de besoin (de main-d’œuvre, surtout), m’a rappelé le roman Replis d’Emmanuel Quentin, originellement paru aux éditions Mü et récemment publié au format poche chez Pocket. Là aussi, le monde part à vau-l’eau et certains « privilégiés » s’enferment dans des cités où règnent un certain ordre et un certain standing. Les pauvres, les miséreux sont éjectés hors des murs et peuvent crever à petit feu. Laissés à la merci d’une planète qui va de plus en plus mal, et le fait bien sentir à ses habitants. Dans Les rêves qui nous restent, les tempêtes se multiplient, dévastatrices, mais habituelles. Et tout cela apporte une instabilité bien normale dans une société qui tente de vivre comme avant alors que les paradigmes ont changé, une société qui se fossilise sur ses vieilles habitudes, ses vieilles fractures, sans imaginer un autre monde. Les très riches vivent dans le luxe le plus égoïste, le plus insultant pour le reste de l’humanité. Les syndicalistes s’accrochent à des clivages artificiels et sans réels enjeux, même en dépit du bon sens, puisque les robots prennent les places des humains, de façon logique, tant les taches sont répétitives et destructrices (pensons à tous les troubles physiques induits, de nos jours, par des métiers aux gestes identiques). Un triste rappel de ce que nous vivons. Preuve que tout se délite, la multiplicité des monnaies utilisées pour les échanges. On n’utilise pas de devises éditées par des nations souveraines, mais des trucs aux noms bizarres, tels que les Frozen (FRZ), qui permettent uniquement d’acheter des glaces. Sans parler de l’omniprésence des grandes sociétés qui font du profit avec la vie des gens. Car, rappelons-le, « dans la vie, rien n’est gratuit, tout a un prix ». Entre les jeux télévisés atroces où on n’hésite pas à attaquer l’intégrité physique des gens (lors d’une scène particulièrement cruelle et marquante) et l’entreprise Rêves Différents, qui est le comble du cynisme, on sent que l’explosion n’est pas loin.

Un couple

Mais le sel de ce roman, outre ce portrait atrocement réaliste de ce qui pourrait être notre vie de demain, c’est le couple formé par Natalio, le policier détruit par les évènements d’Oslo (cela peut vous paraître frustrant, mais je préfère ne pas révéler ce qui s’est passé, mieux vaut le découvrir à la lecture du récit), et le troquant récemment acquis, dont les pensées nous sont connues lors des alternances de narrateurs quand changent les chapitres. Je dois dire que c’est ce qui m’a le plus convaincu dans Les rêves qui nous restent, le parcours de ces deux êtres fracassés, qui marchent avec des béquilles morales tellement fragiles qu’on se demande quand elles vont les lâcher. Mais qui marchent encore, et agissent pour le mieux, souvent. Qui tentent de trouver des raisons d’exister encore dans un monde qui est tout sauf attirant. Qui cherchent à comprendre pourquoi on doit continuer, dans quelle finalité. Ils traînent une mélancolie extrêmement contagieuse, qui donne envie de ne pas abandonner leur histoire avant la fin, de ne pas les laisser seuls au détour d’un chapitre, de les accompagner jusqu’au bout.

Lire Les rêves qui nous restent, c’est partir à la suite d’êtres malmenés par l’existence dans un monde lui-même malmené. C’est se demander quelle place doivent prendre les machines dans nos vies. C’est voyager dans une vision possible de notre avenir, dans un cauchemar dont on ne peut qu’espérer qu’il restera fantasme d’écrivain.

Présentation de l’éditeur : Natalio est un classe 5, les flics les plus méprisés de la City, chargés d’éliminer discrètement les dissidents. Suite à un accident, il doit se procurer un nouvel « électroquant », robot d’apparence plus ou moins humaine qui lui sert d’assistant. Fauché, il se rabat sur un vieux modèle bas de gamme qui se distingue rapidement par l’inquiétante étrangeté de ses expressions et de ses réactions. Mais Natalio n’a pas le temps de s’interroger sur ces anomalies : il a un nouveau cas à résoudre. Une intrusion a eu lieu dans une de ces usines à rêves où se réfugient tant d’habitants de la City pour échapper à leurs vies misérables. Et des résultats lui sont demandés au plus vite… Après la trilogie « Santiago Quiñones », Boris Quercia change d’univers et nous projette dans un futur digne d’un Philip K. Dick, gangrené par la marchandisation du vivant et la dépendance aux machines.

Asphalte Éditions – 1er octobre 2021 (roman inédit traduit de l’espagnol [Chili] par Isabel Siklodi & Gilles Marie – 208 pages – 20 euros)

Merci aux éditions Asphalte pour ce SP numérique.

D’autres lectures : Yogo (Les lectures du Maki), Just A Word, Nyctalopes, The killer inside me,

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3 réflexions sur “Les rêves qui nous restent, Boris QUERCIA

  1. J’ai beaucoup aimé ce roman et merci aux éditions asphalte de nous proposer des romans qui sortent de l’ordinaire. Même s’il y a un air de déjà vu, le récit est très diffèrent des romans du même genre.
    Il

    Aimé par 1 personne

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