Les derniers maillons, Boris QUERCIA

Victor est poursuivi par les forces de l’ordre. Il vient de récupérer la dernière sauvegarde du NEUTRON, la dernière chance de survie de la Société du peuple libre. Il doit absolument la transmettre à un dernier contact afin de brancher cette copie sur les réseaux et multiplier ainsi la mémoire contenue dans ce petit cube. Permettre à des milliers de personnes d’échapper aux régimes totalitaires qui les dominent.

Un thriller, du moins au début

Tout commence sur les chapeaux de roue. De l’action, haletante, servie par un rythme découpé : de courts chapitres, qui se succèdent, avec changement de point de vue à chaque fois. On est dans la tête de Victor, qui tente d’échapper au pouvoir et à ses sbires, armés et violents. C’est une course contre la montre et contre une puissance étatique solide et sans pitié. S’il est capturé, il sait déjà que ce sera la torture la plus radicale, la plus atroce. Sans considération pour l’être humain qu’il est et qu’il cessera rapidement d’être pour se voir transformé en enveloppe de chair sanguinolente et souffrante. Car on est aussi dans la tête de ses poursuivants. Dont on comprend les motivations. Et, surtout, la volonté sans faille. Rien ne doit se dresser entre eux et leur but. Surtout pas des individus : « Quand un État utilise tous les moyens dont il dispose pour écraser un mouvement autonome, la vie devient une monnaie d’échange dépréciée qui finit par ne plus rien valoir du tout. » Le constat est terrifiant. Dans cette société, composée de nombreux états liés entre eux par les mêmes règles, le même cadre totalitaire et sans aucune considération pour la vie de ceux qui les habitent, vivre est devenu un luxe.

Une société totalitaire inhumaine

Boris Quercia ne fait pas dans la dentelle : cet avenir qu’il imagine reprend le pire de tout ce que nous connaissons. Un pouvoir militaire qui se déchire régulièrement, avec des coups d’état qui n’en portent pas le nom mais en sont tout de même. On prend les mêmes et on recommence, ad nauseam. Une surveillance informatique (merci aux caméras disposées partout et aux appareils électroniques connectés) absolue, à laquelle il est difficile d’échapper, corsète le pays. Quand on est reconnu ennemi, on peut être torturé sans aucune retenue. D’ailleurs, un des personnages principaux résume assez bien cette philosophie : « Quelque chose me perturbe, quelque chose que je n’arrive pas à déchiffrer, mais qui me gêne profondément. Dans ma profession, quand quelque chose gêne, il faut s’en débarrasser. On tire d’abord, on pose les questions ensuite. » Et les cadavres disparaissent ensuite, laissant les mères désespérées, sans corps à pleurer. Ce qui m’a fait évidemment penser aux desaparecidos d’Argentine, dont les dépouilles étaient jetées en mer depuis des avions afin de faire disparaître toute trace.

Plus aucun espoir ?

Comme dans son précédent roman, Les Rêves qui nous restent, Boris Quercia imagine un futur sombre, très sombre. Un personnage exprime parfaitement cette tonalité : « Le monde est une marmite, on ne peut pas en sortir. Les voyages spatiaux ont beau nous emmener toujours plus loin, on n’ira jamais jeter un œil en dehors de notre système solaire, pas plus qu’on ne rendra habitable un autre bout de caillou en orbite, comme le nôtre, autour du soleil. La seule chose à laquelle on peut aspirer, c’est d’y envoyer des consciences humaines dans les mémoires des ordinateurs, mais une fois qu’elles arriveront à destination… Que se passera-t-il ? Rien, elles se mettront à monologuer à l’infini jusqu’à ce qu’elles deviennent folles. On ne peut pas sortir d’ici. » Le passé revient sans cesse dans les têtes. Il marque notre avenir. Pour résumer, on est foutus et aucun espoir ne subsiste. A-t-il raison ? A-t-il tort ? Les dernières pages des Derniers maillons offrent une réponse, tout en délicatesse.

L’informatique, une réponse possible ?

Comme on peut le voir dans la citation précédente, l’auteur ne place pas tous ses espoirs dans l’informatique : le transhumanisme n’est pas le modèle à suivre, la possibilité de transférer des consciences dans d’autres corps, voire dans des objets n’est pas la panacée. Le corps fait de chair et de sang manque. Les interactions avec les autres manquent. Un autre personnage le dit très bien : « Selon Victor, n’être qu’une conscience est épuisant, la vie doit être un bref passage dans le monde, comme une fleur printanière ou un beau dimanche à la plage. Se perpétuer ainsi n’a aucun sens. » Cependant, ces outils peuvent apporter des avantages. La preuve, dans ce roman, la liberté vient du NEUTRON, sorte de blockchain reliant tous les membres de la Société du peuple libre. Son existence est la seule porte de sortie d’un groupe refusant la tyrannie. Et y croire permet d’être libéré. Comme une sorte de Dieu. Dont Victor serait le Messie, lui qui transporte l’objet sacré. D’ailleurs, jusqu’au bout, on ignore ce qu’est réellement ce NEUTRON, présenté comme la solution miracle, avec la croyance comme seul moteur. On bascule alors dans la critique ironique en filigrane des croyances aveugles qui entraînent des bouleversements et des souffrances.

Enfin, nous finirons bien par mourir comme tout le reste, nous sommes nés pour cela.

Sur ce dernier point comme sur les autres, Boris Quercia ne rentre pas dans les détails. Certains pourront le regretter, aimant les contextes fouillés ; d’autres apprécieront ce choix qui apporte une portée plus grande au texte et optimise le rythme du récit. En tout cas, il ouvre des pistes, nombreuses. Et surtout, nous offre un roman prenant, dans lequel on s’immerge immédiatement et on ressort en apnée. Les derniers maillons, encore inédit dans sa langue originale (ceci est la première publication mondiale du roman, il est important de le signaler), confirme le talent de cet auteur, observateur sans concession de notre monde et de ses dérives.

Présentation de l’éditeur : Victor est l’un des maillons de la Société du peuple libre. Sa mission : convoyer la dernière copie du NEURON, réseau alternatif qui représente le dernier espoir de liberté dans un monde totalitaire. Quand il tombe entre les griffes de la police centrale et ses robots carcéraux, tout semble perdu. Mais, contre toute attente, le NEURON commence à se répliquer de lui-même… Ce retournement de situation met à mal les plans de Nivia, policière infiltrée à l’origine de l’arrestation de Victor, mais aussi ceux de Raul, charismatique leader de la Société du peuple libre, dont les objectifs sont plus troubles qu’il n’y paraît. Quel sera le destin de Victor, tiraillé entre deux camps prêts à le broyer ? Dans Les Derniers Maillons, Boris Quercia dépeint une société despotique glaçante, qui conduit ses opposants à s’interroger sur ce qui fait d’eux des êtres conscients, se souvenant, s’engageant – luttant.

Asphalte, collection Fictions (Polar/Noir) – 6 octobre 2023 (roman inédit traduit de l’espagnol [Chili] par Gilles Marie – 182 pages – Édition brochée : 20 €)

D’autres lectures : Les lectures du Maki


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