Ici, la Bérengie, Jeremie BRUGIDOU

Voilà environ 14000 ans, le détroit de Bering (entre la Sibérie orientale – continent asiatique – et l’Alaska – continent américain –, pour les « pas très bons en géographie » comme moi) n’était pas sous les eaux, mais formait une langue de terre, un pont terrestre appelé la Béringie. Et cela, pour la deuxième fois. Cette région aurait alors été habitée pendant un temps. Son histoire, réinventée, fait l’objet de ce roman envoûtant à travers les âges.

Trois personnages, trois périodes

Le roman est court, mais dense. Car il nous faut entrer dans sa logique, dans son univers, dans son vocabulaire. Et, pour commencer, appréhender la réalité des trois personnages centraux. Jeanne, tout d’abord, située dans un futur proche (avant la fin du XXIe siècle), est une spécialiste de l’archéologie d’urgence. Quand une zone est censée être détruite par un chantier, elle est appelée pour sauver ce qui peut l’être. Et là, elle se retrouve sur un site gigantesque qui va va être dévasté. Le réchauffement climatique a accéléré la fonte du permafrost. Cela rappelle Symphonie atomique d’Étienne Cunge, quand ce dégel entraîne l’apparition de virus mortels jusqu’à présent conservés dans le sol gelé et des cadavres à la pelle. Ici, ce sont les ossements, voire les cadavres remarquablement conservés d’animaux aujourd’hui disparus qui réapparaissent : mammouths laineux, tigres à dents de sabre, aurochs. L’occasion est trop belle de les récupérer pour les exposer dans des collections, publiques ou privées, les analyser, afin de les réintroduire. Jeanne doit donc récupérer le maximum de pièces, analyser le maximum du site avant qu’il ne soit livré aux constructeurs d’une ligne magnétique entre la Russie et les États-Unis d’Amérique, les vieux ennemis enfin associés par la nature.

Quelques années avant, sans doute pendant la Guerre froide, Hushkins, avec deux autres explorateurs, tente de faire la collecte raisonnée de toute la flore de cette même zone. Ils récupèrent les fleurs, les pollens et placent des spécimens dans des herbiers, associés à des notes de plus en plus ésotériques à mesure que le récit avance. De plus, ils se retrouvent au centre d’un conflit entre les puissances pour le contrôle de cette zone, les Soviétiques imposant peu à peu leur loi sur les populations locales.

Et, justement, en parlant de population locale, Sélhézé est notre guide dans la période la plus ancienne. Celle de l’occupation de la Béringie par des humains. Celle qui est la plus loin de nous par sa façon d’appréhender le monde, loin des classements, des collections, de l’utilisation de la nature comme ressource.

Un plaidoyer poétique

Car ce roman nous montre plusieurs visions de la nature, plusieurs liens possibles entre l’homme et elle. Comment nous sommes passés d’habitants de cette nature, fusionnés avec elle, partie prenante à observateur plein de supériorité qui tente de tout classer et, ensuite, à utilisateur sans scrupule de ressources. L’auteur nous fait comprendre que quelque chose n’est pas normal dans cette évolution, que cela ne peut continuer ainsi, que certains éléments vont se révolter, même s’ils n’ont pas beaucoup d’espoir, car ce chemin qui est pris n’est pas logique, n’est pas naturel.

Mais Jeremie Brugidou n’emploie pas le style d’un tract ou d’un essai. Loin de là. Il fait appel à des formes plus poétiques, plus exigeantes. Exigence lexicale tout d’abord, car le scientifique qu’il est veut employer les mots justes afin de faire émerger les notions exactes, les images précises qu’il a en tête. Pour cela, il pousse le lecteur dans ses retranchements avec des mots peu usuels, voire proches du néologisme. Je me suis retrouvé quelquefois le nez dans un dictionnaire afin de comprendre un passage, mieux me représenter une image.

Mais pas toujours, car le côté esthétique, poétique, de certaines tirades, de certaines phrases, m’a largement suffi. En effet, le rythme des phrases, l’accumulation de certains sons, la couleur de certains mots m’ont bercé et ont participé à ma mise en condition. En lisant Ici, la Bérengie, je me suis parfois retrouvé dans le même état d’esprit qu’à la lecture du Guide du pourquoi pas ? de Stéphanie Solinas. Dans les deux cas, j’étais un peu perdu devant un univers en grande partie inconnu de moi, sans les codes habituels, sans les repères qui m’auraient permis de m’y retrouver. Dans le roman de Jeremie Brugidou, le démarrage est assez brutal, car il ne prend pas tellement de précautions : il attaque bille en tête, nous plongeant dans le bain (glacé). À charge pour nous de mettre en place les morceaux, de les comprendre, de les aligner, de les interpréter. Et même si cela m’a un peu perturbé au début, comme cela m’arrive dans mes lectures les plus riches (mais aussi, parfois, dans mes échecs), au bout de quelques pages, j’ai pris le coup et je me suis glissé, de court chapitre en court chapitre (une bonne idée, car cela dynamise l’ensemble), dans la peau des personnages. Et même si certains aspects me sont sans doute restés obscurs, l’impression générale est celle d’une apnée en pays enchanté.

L’écriture comme tout

Enfin, un dernier point mérite quelques remarques. À travers ce récit, l’écriture est présente un peu partout. En premier lieu, sous la forme des carnets créés par Hushkins et ses acolytes. Herbiers, recueils de notes, recueils de pensées, journal de bord, témoin de la recherche d’une femme aimée et désormais morte, lien de Hushkins avec l’ancien monde. Ces cahiers, objets recherchés par les occupants soviétiques ou les envahisseurs (qui désirent créer un parc à thèmes : Pleistocene Park, rempli d’animaux « disparus » – il faut savoir qu’un chercheur russe, Sergueï Zimov, géophysicien spécialisé en écologie arctique et subarctique avait vraiment rêvé d’un tel parc, destiné à lutter contre le réchauffement climatique), connaissent plusieurs états : ils passent d’un carnet tout à fait classique à un objet aux pages collées, et même à un objet que l’on mange. L’écriture est au centre de tout, création de mondes, transmission d’informations, modèle de classement pour appréhender le monde et le commander. La réflexion autour de cet outil est riche et multiple. Cela m’a rappelé, dans mes dernières lectures, en plus ardu certes, Quitter les monts d’automne d’Émilie Querbalec où l’écrit avait un pouvoir sur le réel.

Je pourrais encore m’interroger sur la figure du rhizome qui relie tout et qu’on retrouve, pourquoi pas, sur la couverture. Cette forêt de connexions qui existent dans le sol, mais aussi dans notre monde et même à travers les temps, entre les différents groupes humains. Mais ma réflexion n’est pas assez aboutie et n’apporterait rien de bien neuf. Aussi, je m’arrête là.

Ici, la Bérengie a été pour moi une découverte. Découverte d’un éditeur dont j’avais vu passer le nom et les ouvrages sans jamais m’y plonger. Découverte d’un auteur dans son premier (et j’espère pas dernier) roman. Découverte d’une région et de son histoire. Découverte de peuples différents, par beaucoup de côtés, de ma façon de voir le monde, de le ressentir, d’y vivre. Découverte d’une langue riche et enivrante. Une très bonne surprise, donc, vous l’aurez compris.

Présentation de l’éditeur : Il y a quelques milliers d’années, Sélhézé, une jeune Qui-Collecte, voit la mer envahir progressivement son environnement. À l’aube de la guerre froide, Hushkins, un géologue américain, découvre les traces de la Béringie au milieu du chaos provoqué par les incursions américaines et soviétiques. Dans un futur proche, Jeanne, une archéologue, cherche son frère disparu en même temps qu’elle dirige le chantier de fouilles du permafrost au sein du Beringia Park, sorte de Jurassic Park consacré à la faune du Pléistocène. Des milliers d’années les séparent et pourtant, les destins de ces trois personnages sont intimement liés et portent en eux le secret de la Béringie. Ici la Béringie est l’histoire de ce territoire disparu, mystérieux et sauvage, qui sommeille aujourd’hui dans les profondeurs du détroit de Béring. Dans son premier roman, Jeremie Brugidou reprend les codes du récit d’exploration, du carnet de terrain et du roman d’aventures pour interroger les relations que nous entretenons avec le vivant à l’heure où les bouleversements climatiques nous rapprochent plus que jamais des Tchouktches, derniers habitants de cette terre fantôme qu’est la Béringie.

L’Ogre – 19 août 2021 (roman inédit– 208 pages – 19 euros)

Merci aux éditions de l’Ogre pour ce SP numérique.

D’autres lectures :

Publicité

2 réflexions sur “Ici, la Bérengie, Jeremie BRUGIDOU

  1. Oui, l’Ogre fait des très bons livres, et ils ont une palette assez étendu, depuis le post-apo polyphonique halluciné (« Saccage » de Quentin Leclerc) jusqu’au polar futuriste désenchanté (« Tiger » ou « La Rouille » d’Eric Richer), en passant par le cyberpunk halluciné (« Capitale Songe » de Lucien Raphmaj).

    Aimé par 1 personne

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s