Les choses immobiles, Michael ROCH

Charles quitte la métropole pour rentrer chez lui, à la Martinique. Il laisse derrière lui son père, mort. Il retrouve son frère. Les retrouvailles sont fortes, mais étranges. Le temps et les kilomètres ont agrandi la distance entre eux. Charles doit comprendre à nouveau son frère, son île.

Une certaine passivité

Dès son arrivée, Charles se trouve en situation de passivité totale. Il est conduit par son frère dans une maison isolée, sans confort. Même pas d’eau courante. Et il attend. En se posant des questions. Sur son passé : il est parti de métropole parce que son père, dont il s’occupait, est mort. Mais tout ne semble pas clair de ce côté-là. Sur son frère : comment vit-il ? Pourquoi ces mystères dont il s’entoure ? Et surtout, pourquoi le soumet-il, lui, à plusieurs épreuves ? Pas comme dans Koh-Lanta ou ce genre d’émissions. Mais une vérification de sa loyauté, de sa fermeté. Il doit, par exemple, assister à la lapidation de traîtres.

Indépendance

Traîtres à quoi ? À la lutte pour la Martinique. Car la colère gronde sur cette île maltraitée, exploitée par les colons. Qui n’en sont plus officiellement, mais se comportent encore comme tels. Et le frère de Charles et d’autres sont lassés de cet état de fait qui perdure. Et n’est plus tenable : « notre lutte commune, c’est l’indépendance ». Alors on se compte et on se prépare à agir. Pour faire bouger les lignes. Pour que la société soit obligée de changer. Que ceux qui accumulent les privilèges et ne les partagent pas soient forcés de les abandonner. De renoncer à leur vie facile alors que d’autres crèvent littéralement. Juste à côté d’eux.

Le groupes s’organisent et préparent des opérations, violentes parfois. Un attentat. Avec explosifs. Mais rien n’est facile. Et d’abord, il faut convaincre Charles. Car son frère le veut avec lui, de son côté, de leur côté : « Il faut que tu sois avec nous, fratè ». Lors de la lapidation, il veut le voir participer. Prendre une pierre et la lancer. Sortir de son côté spectateur et devenir acteur de la cause. Et pendant tout le roman, il le pousse, tente de le convaincre, de le faire bouger.

Il est temps que le bordel s’arrête. que la colonisation s’arrête. qu’on arrête de foutre la poussière sous le tapis.

Et les femmes, alors ?

Et il n’est pas le seul. Charles rencontre des femmes. Une, qui vient le voir, s’occupe de lui, lui coiffe les cheveux. Maitresse et mère à la fois. Mais aussi l’amie de son frère. Elle l’attire, évidemment, irrésistiblement. Duel fratricide en vue. Comme dans un bon polar glauque, planté dans des lieux sordides, avec des sentiments forts et violents. Les deux sont pleines de séduction, un concentré. Auquel Charles cède. Mais il cède à tout. Même quand cette séduction est dangereuse, même quand elle risque de l’entraîner vers la violence.

Je disais maîtresse et mère : Tanya et Gloria sont deux personnages forts. Même si l’une semble davantage indolente, on s’aperçoit rapidement que ce n’est pas le cas. Et qu’elle sait prendre des décisions quand il le faut, à la différence de son partenaire. Et la première décide. C’est d’ailleurs ce qui gène beaucoup d’hommes qui l’entourent, patriarcat oblige. On en sort difficilement.

Leur figure est contrebalancée, sortie du classique schéma, par l’irruption de Jidé, un jeune homme rencontré par Charles et aussitôt désiré. Parenthèse de passion forte, voire brutale. D’action de Charles qui ne reste pas passif, comme souvent. Qui ne se contente pas cette fois de gratter, ses cheveux, sa peau, comme il en a l’habitude. Comme s’il recherchait sous la surface la réalité des choses. Comme s’il revenait toujours sur la même plaie, les mêmes tiraillements, les mêmes blessures. Contribuant ainsi au sentiment de malaise qui nous gagne.

Tes cheveux, non, ton crâne, non la racine de tes cheveux, te gratte chaque nuit. Chaque nuit, la torture reprend et tu arraches bout à bout des pièces de ton cerveau. Tu grattes, c’est quoi, tu pourris, tes pensées qui pourrissent chaque nuit, que tu arraches une à une, mais qui reviennent chaque nuit, pire que du sel asséché du bain de mer, pire que la marque grasse des pellicules, c est une mycose qui s’étend sur ta tête, et en travers de ton esprit. Tu balaies, tu grattes. Parfois tu te laves la tête à la faveur du filet d’eau, dans la salle de bains. Et puis tu oublies tout quand tu te rendors.
Tu oublies les mensonges que tu arraches de ta tête, que tu laisses couler dans la bonde de la douche.

Une ambiance lourde

Dès les premières lignes, on se sent pris à la gorge. Entre les tensions qui lient les personnages, la passivité de Charles. Et, en arrière-plan, la présence de l’île et de son passé. Les lieux sont importants : la terre semble en déliquescence. Et les structures construites par l’homme inadaptées. Elles sont soit abandonnées, ou quasiment, comme le premier logement de Charles, sans porte, sans électricité, sans eau. Soit hideuses et symboles d’enfermement. D’ailleurs, Charles passe son temps à regarder par les fenêtres. Il paraît ne voir le voir le monde qu’à travers ces ouvertures, seules possibilités de lumière, d’évasion.

Et la magie omniprésente en arrière-plan, avec les traditions de la Martinique (qui m’ont rappelé celles que je découvre en partie à la lecture des Confessions d’une séancière de Ketty Stewart – critique à venir) : ses croyances, ses rituels, ses peurs, ses personnages symboliques. Tel le ougan, qui dirige les cérémonies (vaudou, j’imagine). Ce côté n’apparaît qu’en filigrane, par courts moments. Il est présent, mais pas au premier plan. Cependant, il est capital.

Un récit éclaté (comme cette critique)

Ce qui frappe aussi à la lecture des Choses immobiles, c’est la structure. Le récit est divisé en parties, sans titre, sans numéro. Elles-mêmes divisées en courts paragraphes séparés par des dièses. Comme une façon de montrer, de façon visuelle, matérielle, l’éclatement du récit lui-même. J’ai déjà évoqué ce type de déstructuration de la narration, récemment, avec les deux romans d’Emily St. John Mandel critiqués voici quelques jours (L’Hôtel de verre et La Mer de la Tranquillité). Là aussi, les personnages sont particulièrement perdus, en recherche d’un sens à leur existence, mais sans savoir dans quelle direction aller. Ils ont tendance à se laisser porter par le courant, par les vagues. Comme Charles. Et la forme en est une parfaite illustration, qui nous plonge presque physiquement dans leur ballottement d’un côté à l’autre, sans gouvernail.

On peut ajouter à ce lien entre le fond et la forme l’absence de guillemets. Alors Michael Roch ne nous laisse pas complètement démunis devant son texte et ses particularismes. Quand le frère de Charles parle, ses phrases commencent sans majuscule. C’est un indice. Et l’auteur en sème d’autres afin que nous nous y retrouvions. Mais cela demande un léger effort. Vite récompensé. Si vous me lisez régulièrement, vous savez que j’aime bien, aussi, les lectures qui m’obligent à faire travailler un peu mon cerveau, qui me sortent de mes habitudes de lecture, voire de pensée. Les choses immobiles ne pouvaient que me convenir.

Avec Les choses immobiles, Michael Roch signe un superbe récit, qui allie la force des sentiments, des doutes, des peurs, à l’exigence d’une écriture réfléchie, travaillée, mais néanmoins fluide et accessible. Le résultat est puissant, comme ce mouvement qui tente de soulever la Martinique, de la réveiller. Le texte est beau et nous attache à lui, inextricablement.

Présentation de l’éditeur : Au décès de son père, un jeune homme revient à la Martinique. Accueilli par son frère, il va découvrir l’envers d’une île que la France abandonne, une île en proie à des bouleversements écologiques et sociaux, une île où tout a définitivement changé… comme lui. Poursuivi par ses démons hexagonaux et les visions d’une étrange anguille spectrale, Charles va s’engager peu à peu, entre relations fraternelles tendues et amours multiples, aux côtés des indépendantistes. Avec Les Choses immobiles, Michael Roch nous offre un roman d’anticipation politique afro-caribéen puissant et une immersion intime au sein d’un mouvement indépendantiste, sur une île en proie aux périls.

Mnémos – Label Mu – 23 août 2023 (roman inédit – 140 pages – 16 euros / numérique : 9,99 euros)

Merci aux éditions Mnémos – Label Mu (Estelle Hamelin) pour ce SP.

D’autres lectures : WeirdaholicLe syndrome QuicksonFeydRautha (L’épaule d’Orion)

Cette chronique fait partie du Challenge S4F3 2023 (9ème lecture).


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