Widjigo, Estelle FAYE

En cette fin de XVIIIe siècle plein de bouleversements en Europe et de l’autre côté de l’Atlantique, une troupe de soldats français est chargée de récupérer un vieux noble, Justinien de Salers, afin de l’emmener vers le sort que la justice, expéditive, qui règne alors lui réserve. Mais il se terre dans une vieille forteresse à moitié en ruines, sur une presqu’ile, stérile, peu accueillante. Alors que la mer menace la troupe, le vieil homme propose à son chef un marché : il se rendra si ce dernier accepte d’écouter son histoire.

Une ambiance qui prend aux tripes

Et c’est parti pour un voyage plein d’humidité et d’angoisse, de sang et de surprises.

La scène de début m’a rappelé Cochrane vs Cthulhu, de Gilberto Villarroel, pour cette ambiance marine inquiétante, cette ile à moitié submergée, ce batiment en partie ruiné, angoissante silhouette sur un ciel gris et menaçant, cette eau omniprésente. Mais ce roman ne joue pas dans la même catégorie, puisqu’il est plutôt récit d’aventures quand Widjigo fait vibrer les cordes du fantastique et de l’angoisse. Et Estelle Faye sait manier les mots avec force et brio. Sans cesse, elle utilise des adjectifs qui instillent un climat humide et angoissant. Le rouge apparaît sans cesse, partout, sur un vêtement, sur une blessure, sur une plante. L’inquiétude, la peur, l’horreur s’installent progressivement, l’air de rien, au détour de chaque page. L’ambiance est particulièrement soignée du début à la fin. Le choix des termes amplifie les formes, les couleurs, les sensations. Pendant toute la lecture, on est transi de froid, imbibé de cette humidité latente qui suinte des pages du livre, des paysages hostiles et rudes. On sent le grain du sable s’insinuer entre nos orteils. On voit la cendre, noire, se déposer sur une joue. Car les portraits mêmes des personnages participent de cette omniprésence d’une nature forte et résolument liée aux protagonistes : « des yeux couleur de terre et de sous-bois au printemps » ou « ses iris aux reflets de nuages ». Jusqu’au bout, d’ailleurs, puisque les cadavres, il y en aura, retournent à la nature, tout emplis d’animaux, d’insectes, grouillant d’une vie qui n’est plus leur.

Un récit maitrisé pour un effet optimal

Vous me direz, l’ambiance, c’est bien joli, mais y a-t-il quelque chose derrière ? Du contenu ? Une histoire digne de ce nom ? Eh bien oui. Estelle Faye prouve sa maitrise de la trame narrative dans ce roman qui reprend les habitudes et les clichés de ce type de récits puis les utilise pour parvenir à ses fins. Le duo du début, ce jeune soldat et ce vieux noble, enfermés dans une tour au milieu des eaux, avec la tempête qui se déchaine à l’extérieur, sert à lancer, relancer à intervalles bien pensés et clore l’histoire principale, le récit de Justinien. Car on a droit, essentiellement, à une histoire dans l’histoire : comment le vieil homme en est arrivé à ce point, défiguré atrocement ; comment sa vie a été bouleversée de l’autre côté de l’Atlantique, dans ce Nouveau Monde qui a déjà bien vieilli, dans cette partie de terre abandonnée progressivement par les autorités françaises au profit des Anglais ; comment il a dû partir dans une expédition sans réel enjeu avec des compagnons de fortune découverts à l’occasion.

Une galerie de personnages hétéroclite

Estelle Faye nous bâtit une équipe composée, apparemment, de bric et de broc, sans lien entre eux, sans but commun, à part survivre. Car l’expédition tourne rapidement au fiasco, comme de bien entendu, laissant ces femmes et ces hommes à la merci d’une contrée inconnue, déserte de toute présence humaine, sans moyen de communication avec le reste de la civilisation, quelle qu’elle soit. Pendant le voyage qui doit les conduire au salut, nous découvrons chacun d’eux. Cette figure obligée de ce type de récit est réussie avec évidence, comme une lettre à la poste, sans que l’on se rende compte de rien. Et l’on assiste à une nouvelle mise en abîme, puisqu’à certains moments, on a affaire à une histoire dans l’histoire dans l’histoire. Et cela donne un relief supplémentaire à ce roman si riche et si envoûtant. D’autant que les personnages ne sont pas monolithiques, tout enveloppés d’une aura de mystère, propice aux soupçons. En effet, si des gens meurent, il faut bien que quelqu’un les tue. Et puisqu’ils semblent seuls, ce doit être l’un ou l’une d’entre eux. Nous revoilà avec l’histoire si forte d’Agatha Christie, dans son roman au titre récemment changé, d’un groupe de femmes et d’hommes isolés, enfermés, avec les cadavres qui s’accumulent. Sauf qu’ici, l’enfermement est plus vaste : l’ile est gigantesque, semble même infinie au fur et à mesure que les jours passent. Et cela rend le suspens encore plus fort, car les possibilités sont multipliées.

Lire ce roman m’a fait sortir de ma zone de confort habituelle. Mais, pour sûr, je ne le regrette pas tant Estelle Faye s’est montrée habile, experte, à me plonger tout entier dans son coin de terre et à me manipuler à travers les récits des personnages. J’ai adoré trembler avec Justinien et ses compagnons, attendant, dans l’inconfort de ces paysages aux parfums, aux teintes, aux goûts si présents, le verdict du Widjigo.

La couverture

Encore une réussite que cette couverture, parfaitement représentative du centre de l’histoire et de son climat malsain et pesant, d’une beauté maléfique. Mais Aurélien Police est coutumier du fait : entre l’esthétique et la proximité avec l’histoire narrée. Il a su rendre les tons du récit et l’angoissante présence de la nature à travers cette poupée menaçante qui rappelle l’image d’un homme crucifié.

Présentation de l’éditeur : En 1793, Jean Verdier, un jeune lieutenant de la République, est envoyé avec son régiment sur les côtes de la Basse-Bretagne pour capturer un noble, Justinien de Salers, qui se cache dans une vieille forteresse en bord de mer. Alors que la troupe tente de rejoindre le donjon en ruines ceint par les eaux, un coup de feu retentit et une voix intime à Jean d’entrer. À l’intérieur, le vieux noble passe un marché avec le jeune officier : il acceptera de le suivre quand il lui aura conté son histoire. Celle d’un naufrage sur l’île de Terre-Neuve, quarante ans plus tôt. Celle d’une lutte pour la survie dans une nature hostile et froide, où la solitude et la faim peuvent engendrer des monstres…

Albin Michel – 29 septembre 2021 (roman inédit– 249 pages – 18,90 euros)

Merci aux éditions Albin Michel Imaginaire et à Gilles Dumay pour ce SP (surtout que ça lui en a pris, du temps).

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