La Couleur du froid, Jean KRUG


Le froid déjoue les prévisions : normalement, tout montre que le réchauffement climatique devrait perdurer. Et pourtant, les températures baissent progressivement. Indirectement, plusieurs femmes et hommes vont enquêter sur cette incohérence.

Un trio disparate

Mila Stenson est une riche héritière qui a su faire fructifier l’héritage de ses parents, qu’elle a à peine connus car ils sont morts alors qu’elle était tout jeune. Mais elle arrive à un moment où elle piétine dans son existence et ses investissements. Et des phénomènes étranges la perturbent : un grand disque noir ourlé de flammes bleues vient parfois envahir son champ de vision. Et cela l’entraîne dans des rêves qui paraissent si vivants ! Rêves qui tournent tous autour d’une région froide et gelé, l’Antarctique. Et les quelques expéditions qui ont tenté l’aventure de sa découverte. Paul Damann, lui, travaille sur la station polaire de Self-HealthSteem, une compagnie appartenant à Mila Stenson et qui est censée permettre aux personnes amputées de retrouver des organes fonctionnels. Mais depuis quelques temps, la station accueille surtout des personnes très riches qui tentent d’améliorer leurs corps vieillissants. Enfin, Valda Kalitsch est une scientifique. Une des dernières de cette deuxième moitié du XXIe siècle, car les financements ont continué à baisser et la recherche a toujours été jugée trop chère. Voire inutile. Mais elle continue envers et contre tout, avec énergie et passion, à étudier la glace, le froid.

Winter is coming (elle était facile, celle-là)

Et justement, ces trois personnages, qui ne se connaissent, au début du roman, ni d’Ève, ni d’Adam, vont finir par se rencontrer et chercher, ensemble, les raisons de la baisse progressivement inquiétante des températures sur notre planète. Car, comme je l’ai dit en introduction, les mesures s’écartent de tous les modèles établis jusque-là. Joie penseraient certains climato-sceptiques, trop heureux de voir ces maudits écolos se tromper dans les grandes largeurs ! N’empêche que tout cela est plus que préoccupant.

Le projet martien ne sauvera personne, Mila. Le projet martien est une aberration. Une réponse de riches à un problème qui touche les pauvres. La tâche des riches est de corriger les dégâts qu’ils ont causés, pas de s’en aller quand tout va mal.

Mais en même temps passionnant. Car, je le pense depuis le début, Jean Krug est un auteur talentueux, qui manie avec brio le rythme et les personnages. Dès le début de La Couleur du froid, on est happé par la vie de Mila et de Paul. Les mystères s’accumulent, sans pour autant ressembler à une interminable liste de courses. Notre esprit est dès le début titillé par ces questions qui les hantent. Et, par ricochet, nous hantent. D’autant que le thème est central : l’avenir de la planète 
(doit-on aller sur Mars, par exemple ?) ; l’avenir de l’espèce humaine. Ça rappelle quand même sacrément ce qu’on est en train de vivre. Même si dans ce roman, c’est le froid qui l’emporte face aux canicules qui devraient être notre quotidien prochainement (quoique, ces temps-ci, la chaleur manque dans pas mal de département pour ce mois de juin assez peu ensoleillé). Qu’est-ce qui explique cette descente des températures ? D’où vient ce froid si vif qu’il semble vivant et capable de pénétrer en nous par le moindre pore de notre peau ?

On connaît la chanson

Il faudra parcourir les plus de cinq cents pages de La Couleur du froid pour connaître les réponses. En fait, non, dès la moitié du récit, on comprend beaucoup. La deuxième partie est plus une tentative de résolution, accompagnée d’explications scientifiques progressives et très vulgarisées (j’ai compris l’essentiel et, comme je le dis toujours, mon bagage en sciences dures est plus que léger) du problème enfin compris. Et toujours surgit la musique de la glace. Déjà très présente dans le premier ouvrage de Jean Krug paru aux éditions Critic, Le Chant des glaces (2021) où les chanteuses et les chanteurs cherchent le cryel en utilisant la voix pour « manier » la glace, elle est ici un élément nécessaire à la bonne compréhension de l’intrigue. Car pour l’auteur, la glace possède une harmonie. Et elle la partage avec nous, si nous savons écouter. Sa richesse en teintes, en composition, en densité, est telle qu’on ne peut que comprendre sa richesse exceptionnelle. Pourquoi ne pourrait-elle pas également, dans ce cas, tenter de communiquer ? Car, par certains côtés, elle semble vivante.

L’amour du mot

Pour finir, un petit mot, encore, sur un autre point qui me touche dans les textes de Jean Krug : son amour des mots, de leurs sonorités, de leur rythme. Dans Cité d’ivoire (2023) comme dans Le Chant des glaces, il avait un personnage aux vocables fleuris, à l’élocution surprenante mais très expressive. Pas de ça ici, même si certains des protagonistes de cette histoire possèdent leur façon de parler propre. Par contre, l’auteur use toujours d’images frappantes, d’associations de mots étonnantes et sonores, d’énumérations parlantes : « à creuser, piocher, pelleter, trancher, cisailler, à brasser la poudreuse et les croûtes de regel, les sastrugis, à enquiller les horizons blancs ». Pour ceux qui, comme moi, ignoraient l’existence des sastrugi, voilà ce qu’en dit Wikipedia : « ligne de crête tranchante et irrégulière sur une étendue de neige résultant de l’érosion causée par le vent, de la saltation de particules de neige et de leur dépôt dans les régions enneigées. ». Et encore cette précision du vocabulaire et les jeux sur les parallèles, à propos de la glace : « à défaut de la dire affermie, j’aurais préféré la dire affirmée» Mais je ne suis pas Weirdaholic, donc je vais cesser cette étude de texte précise.

Même dans ce vent glacial, même sous ces flocons de neige de la taille d’une phalange qui vous recouvraient en l’espace de quelques secondes, même sur ces zodiacs tapant la houle et les gouttelettes gelées qui vous aspergeaient comme un brumisateur glacé, cette baie était unique.

Je suis toujours impressionné de voir comment Jean Krug parvient à se renouveler. Même si, bien sûr, ses thèmes de prédilection ressortent dans chacun de ses romans, les intrigues, leurs développements et même les personnages diffèrent et nous permettent de nous évader sans avoir l’impression de lire la même histoire. Dans les trois œuvres que j’ai lues (et appréciées), le fond des récits m’enthousiasme, qu’il soit social et/ou scientifique. J’aime cette façon d’observer le monde et de tenter de s’y impliquer aussi par l’écriture. Une façon de peser sur notre monde par la fiction.
Et un message d’amour touchant à l’Antarctique.

Présentation de l’éditeur : Et si le réchauffement climatique s’inversait ? Une bonne nouvelle ? Pas si sûr…

Antarctique, 2070.

Mila Stenson est l’héritière tourmentée d’une multinationale tentaculaire, fondée sur le cryo-dollar et le réchauffement climatique. Mais la chute inexpliquée des températures menace son empire et des rêves étrangement réalistes troublent son sommeil.

Lorsqu’elle apprend qu’un message rédigé à son attention dans une langue inconnue a été détecté dans la glace, c’est le déclic. Accompagnée par Valda Kalitsch, une climatologue maladroite et brillante, et Paul Damann, un technicien polaire rongé par son passé, elle décide de répondre à l’appel austral. Une enquête dans la poudreuse et le vent déchaîné, à la toute pointe du froid, avec la promesse de comprendre, peut-être, qui ils sont vraiment.

Un récit tout aussi rafraîchissant que Le Chant des Glaces et impactant que Cité d’Ivoire. La Couleur du froid nous plonge une nouvelle fois au cœur des tourmentes polaires. Un récit fleuve et choral conjuguant vulgarisation scientifique et beauté violente des pôles, qui débute comme une aventure à la Jack London et nous emporte bien vite vers des pistes inattendues…

Critic – 17 mai 2024 (roman inédit – 540 pages – Édition brochée : 23,50 €)

Merci aux éditions Critic (Eric Marcelin) pour ce SP.

D’autres lectures : Zoé prend la plumeCélineDanaë (Au Pays des Cave Trolls)Weirdaholic


7 réflexions sur “La Couleur du froid, Jean KRUG

  1. Bravo à toi d’être allé jusqu’au bout en comprenant tout ! J’ai longtemps cru que ce serait mon cas mais j’ai lâché dans les 50 dernières pages. En revanche, avant cela j’ai beaucoup aimé comme toi ce voyage dans le froid, cette « personnification » qu’on lui donne et tout le discours de l’auteur sur la Terre en danger, sur exploitée et tout et tout. Il a un imaginaire qui me parle.

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    1. Mince, il ne te manquait pas grand-chose. Surtout que la fin retrouve du rythme après le ralentissement des explications.
      Et oui, le froid vivant est impressionnant de force. Sans parler du message à propos de la Terre qui court à sa perte, course renforcée par cette folie de vouloir s’enfuir sur Mars pour échapper au désastre que nous avons provoqué.

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  2. Contente de voir que ce roman t’a autant plu et que tu y as tout compris : chapeau !

    J’ai adoré comme toi la plume de l’auteur, le fond de l’histoire et les idées géniales, mais la 2e moitié était trop ardue pour moi.

    Aimé par 2 personnes

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