Le Silence selon Manon, Benjamin FOGEL

En France, dans quelques années : les haines des groupes les uns envers les autres continuent à s’amplifier. En particulier certains hommes particulièrement virulents contre les femmes qui ne correspondent pas à leurs critères, à leur façon d’imaginer comment doivent se comporter les personnes de l’autre sexe. Et je ne parle même pas de celles et ceux qui sont entre les deux. Sous couvert d’anonymat, grâce aux réseaux, ils démolissent véritablement leurs cibles, les poussant parfois au suicide, sans remords apparent. Un groupe de musique au discours engagé va subir les foudres de ces groupuscules qui vont aller très loin dans la violence.

La transparence en germe

Dans La Transparence selon Irina, Benjamin Fogel imaginait une société où l’anonymat en ligne était devenu impossible. De même que la vie privée au sens où nous l’entendons. Tout cela par choix politique, pour éviter les débordements de haine que nous connaissons actuellement. Si vous ne l’avez pas lu, ce n’est pas un problème pour découvrir Le Silence selon Manon, mais il faudra y venir à un moment ou à un autre tant cette œuvre offre une proposition riche et une réflexion extrêmement pertinente sur un avenir possible. Je ne vais pas en parler davantage pour ne pas trop déflorer le sujet, mais je serai obligé de faire quelques allusions qui risquent de révéler quelques pistes évoquées dans le précédent roman.

Tristan compartimente, crée des barrières entre ses avatars pour qu’on ne puisse jamais remonter à lui. C’est pour cela que ses campagnes en ligne sont si efficaces : il contrôle à lui seul suffisamment de profils pour donner l’impression que la moindre de ses communications ruisselle sur Twitter, Facebook et Instagram.

Ensuite, une remarque. D’aucuns (surtout à droite de l’échiquier) pourraient reprocher à Benjamin Fogel de laisser de côté le thème, si cher à pas mal de médias, de l’immigration et donc du racisme. Cela apparaît dans ce récit, mais n’est pas le thème central. On parle surtout de violence verbale (et davantage) contre la gente féminine, en pleine expansion depuis le développement de la vague masculiniste qui envahit une certaine frange des réseaux. Aussi, Benjamin Fogel a déjà assez à faire avec cette partie de la haine. Cela ne discrédite absolument pas son propos à mon avis.

Une structure au cordeau

L’une des forces de cet auteur, outre sa réflexion dense et documentée qui permet à ce monde imaginé d’être extrêmement crédible, c’est la construction impeccable et très rythmée de ses récits. Les chapitres sont courts et les narrateurs alternent de l’un à l’autre. Sans que cela gêne en rien la bonne compréhension du récit. Les points de vue se multiplient, offrant des regards différents sur les mêmes évènements, sans redite désagréable comme cela arrive parfois. Benjamin Fogel s’offre même le luxe de choisir un personnage l’utilisation de la première personne : « je », au lieu du « il » ou « elle » dont se contentent les autres. Ce n’est pas, de façon étonnante, le personnage éponyme, jeune femme sourde qui va pourtant être en lien avec le monde la musique. Et ce n’est pas forcément le plus sympathique, d’où mes questions à propos de ce choix. Mais peut-être est-ce fait pour mieux comprendre les raisons de ses décisions.

J’ajoute ce paragraphe le 25 mai après la réponse sur Babelio de Benjamin Fogel à mes interrogations (merci à lui d’avoir pris le temps de détailler ainsi son choix) à propos de cette utilisation du pronom « je » : «Pour le choix d’écriture à « je » de Simon, il y a deux raisons principales. En utilisant le « je » pour ce personnage bourré de défauts et de contradictions, je voulais souligner que je ne me considérais pas forcément au-dessus du lot et exempt de défauts par rapport à tous les hommes nuls du livre. La seconde raison est liée aux acouphènes, dont je souffre également. Pour transmettre le mal-être qu’ils génèrent , j’avais besoin de coller à l’intimité du personnage. Voilà , j’espère que ça éclaire un peu ce choix qui peut paraître étrange 🙂». Et oui, cela répond tout à fait à mon interrogation.

En créant du mensonge sur Internet, on récolte du mensonge dans la réalité.

Ce que j’apprécie aussi c’est le ton. Sans être froid ni clinique, il est précis et sans fioriture. Pas de description imagée de la nature comme on en trouve chez Patrick K. Dewdney dans La Maison des veilleurs, par exemple (je sais, le genre et le sujet sont totalement différents, mais les styles ne sont pas nécessairement contraints par le type d’œuvre). Il colle à la dureté du thème, au manque de passion de certains personnages cachés derrière leur image. Il permet de suivre les évènements au plus près, sans se perdre dans des considérations qui n’apporteraient rien au récit. L’histoire avance, implacable, avec ses violences, ses morts. Car attention, Benjamin Fogel fait partie de ces auteurs qui n’hésitent pas à sacrifier un personnage quand cela est nécessaire. Qu’il nous soit antipathique ou non. Ce n’est pas une boucherie, mais les cadavres sont là et bien là.

Les anonymes n’ont de comptes à rendre à personne, peuvent se réinventer à l’infini, effacer l’ardoise d’un seul tweet. Ils nient le concept de responsabilité, d’engagement.

Un prequel indispensable

Avec Le Silence selon Manon, Benjamin Fogel offre une porte d’introduction à la Transparence. Il propose une raison d’être à ce régime politique. Il montre comment on a pu en arriver là. Car en lisant La Transparence selon Irina, je me demandais parfois comment une population avait pu accepter une telle visibilité : tout le monde a accès à toutes les informations à propos de n’importe qui. Salaire, problèmes médicaux, opinions. Tout est trouvable sans problème en ligne. Très difficile de se composer une image très différente de ce que l’on est soi-même. Avec ses avantages (je viens de regarder quelques commentaires sur des sites de journaux en ligne et la haine transparaît dans au moins un commentaire sur deux) mais aussi ses inconvénients (la disparition de la vie privée inhibe certaines personnes, les obligent à se retenir, à se mentir à elles-mêmes). Avec Le Silence selon Manon, le virage pris par la société est compréhensible. Même si pas vraiment souhaitable. On comprend que ces tombereaux de violence verbale, cette logorrhée insupportable répandue jour après, heure après heure, minute après minute puissent aboutir à cette extrémité.

Longtemps, les intellectuels ont cru que la bêtise humaine provenait de l’ignorance. Mais que penser de sa prolifération à l’heure où le savoir est accessible à tous sur Internet ?

Décidément, je suis de plus en plus convaincu du talent de Benjamin Fogel et de la nécessité de lire cette Trilogie de la Transparence. Le prochain volume, L’Absence selon Camille,est déjà sur ma table de nuit et je ne devrais pas tarder à m’y attaquer. Car, outre la réflexion sur un futur peu désirable mais en grande partie crédible, cette trilogie propose des polars efficaces et souvent haletants, habités par des personnages denses. De vrais moments de plaisir !

La Trilogie de la Transparence se compose de : La Transparence selon Irina, Le Silence selon Manon et L’Absence selon Camille.

Présentation de l’éditeur :

Le silence selon Manon peut être lu comme un « prequel » de La Transparence selon Irina.

Dans les années 2025, le monde occidental se caractérise par une montée de l’agressivité sur les réseaux sociaux et en particulier des cas de cyber harcèlement, au point qu’une unité spéciale de la police, dirigée par le commissaire Sébastien Mille, a dû être mise en place. Sébastien Mille s’intéresse de près aux manœuvres des groupes masculinistes en France. L’Amérique du Nord avait déjà connu dans les années 2010 des attentats dont les auteurs se réclamaient du mouvement « incel » (pour « involuntary celibate ») autrement dit des célibataires forcés qui conçoivent une haine des femmes et de la société contemporaine qu’ils jugent trop favorable au féminisme.

À Paris, le groupe de musique hardcore Significant Youth, qui défend des valeurs humanistes et féministes dans ses chansons, est agressé lors d’un concert par une poignée de masculinistes qui fréquentent un forum dédié; Yvan, le leader est pris à partie et son frère Simon ainsi que sa compagne sont blessés dans la bagarre qui s’ensuit. Cet épisode n’est que le prélude à un attentat beaucoup plus violent qui va bouleverser la vie des deux frères et de leur entourage. Il faudra à Sébastien Mille une obstination hors du commun pour s’approcher des coupables, d’autant plus insaisissables qu’ils se cachent sous maintes identités, dissimulés par la grande Toile protectrice d’Internet…

À travers ce polar aux personnages ambigus et pervers qu’on croirait sortis de l’univers de Patricia Highsmith, Benjamin Fogel poursuit son exploration de notre cyber monde. Le crime n’a plus lieu dans les ruelles sordides des villes ou dans les caves des banlieues, il rode sur la Toile de manière d’autant plus insidieuse que ses auteurs savent être furtifs.

D’autres lectures : Les Lectures du Maki


17 réflexions sur “Le Silence selon Manon, Benjamin FOGEL

  1. Un texte d’anticipation qui semble bien réaliste et fait réfléchir pour qu’on n’en arrive pas à de telles dérives. Ça a l’air glaçant mais fort intéressant.
    Merci pour la découverte car j’avoue que la couverture ne me laissait pas présager cele, j’imaginais tout autre chose en la voyant.

    Aimé par 1 personne

    1. Tu as raison, la couverture n’est pas nécessairement très représentative de la réalité du roman. Mais elle est colorée et attire l’œil.
      Et c’est vraiment une bonne trilogie. Qui mérite qu’on s’y intéresse. De plus, c’est assez rapide à lire, donc facile à glisser entre deux lectures plus denses.

      Aimé par 1 personne

  2. J’avais déjà entendu parler de ce livre mais pas de La transparence selon Irina, et le thème de ne plus pouvoir se cacher sur les réseaux est intéressant. Bon, de là a mettre en lumière tous les éléments de notre vie privée comme notre dossier medical, je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée mais le principe de ce livre pousse vraiment à la curiosité. Et avec Le Silence selon Manon, les deux romans semblent bien se compléter. Je ne savais pas que cette même une trilogie alors je vais me noter le premier. Merci beaucoup !

    J’aime

  3. J’ai découvert l’auteur cette année et lu sa trilogie en quelques mois et j’aime beaucoup l’univers et la réflexion qu’il engendre. J’ai hâte de découvrir l’auteur dans un autre registre ou du moins dans une autre histoire.

    Aimé par 1 personne

      1. Avec plaisir. J’attends le prochain livre de l’auteur dans un registre différent pour voir si c’est l’auteur et/ou l’univers qui m’a(ont) enthousiasmé !

        Aimé par 1 personne

Laisser un commentaire