Les Oiseaux d’Argyl, Christian LÉOURIER

Christian Léourier est un magicien des mots : il manie la langue française avec habileté et sait captiver son lecteurice sans coup férir. Aussi la publication des nouvelles de cet auteur a-t-elle déclenché mon enthousiasme : vingt-sept textes s’étirant de 1972 à 2021 à savourer tranquillement. Un très beau cadeau des éditions Argyll.

Près de cinquante ans séparent le premier et le dernier textes de cette anthologie. On peut légitimement s’attendre à des différences énormes, tant de thèmes que de style. Et pourtant, malgré des évolutions bien compréhensibles, tant dans les sujets choisis que dans la façon d’écrire, certains points reviennent à travers les âges. Certaines préoccupations, certaines obsessions se retrouvent dans les années soixante-dix comme au XXIe siècle.

Dystopies avant l’heure

Le regard désabusé et critique sur les sociétés policées, par exemple. Féroce, avec « Le mont-de-piété », qui date de 1975 et où les plus pauvres et endettés doivent vendre peu à peu les différentes parties de leur corps. Thème repris en 2015 dans « Toute chose a un prix », mais avec un traitement très différent. On sait que de nos jours, aux États-Unis, les dons du sang sont rémunérés. Que certains trafics d’organes doivent sévir en quelques endroits. À quand l’institutionnalisation de ce procédé, toujours au profit des mêmes, au détriment des autres ? Tout aussi désabusé, dans « L’ouvre-boîte », bien en avance sur les Divergente, Hunger Games et autres dystopies qui ont fait les beaux jours du YA, Christian Léourier imagine un monde où les habitants ne peuvent sortir de chez que selon la couleur de leur vêtement. Et à chaque couleur correspond une plage horaire. Kafka n’est pas loin. Surtout quand le grain de sable qui détraque la machine du personnage principal est un simple ouvre-boîte qui refuse de fonctionner. Critique encore dans « La Guerre des riches » : les guerres ne sont même plus discutées, elles font partie intégrante de la société. Et pour l’éviter, comme souvent, il faut de l’argent. Encore et toujours ! Le personnage principal n’en a plus assez et tente par tous les moyens de ne pas répondre à l’appel aux armes auquel il est contraint.

Le monde est un cirque et le cirque est cruel.

Critique toujours dans « Celui qui parle aux morts », mais d’un autre ordre : ici, l’auteur s’en prend aux faux prêtres, aux faux oracles, à ces personnes qui obtiennent et veulent conserver un pouvoir sur les ordres en leur faisant gober des mensonges éhontés. Par exemple, qu’ils sont connaissent, eux seuls, les rites qui permettent au village de ne pas subir de catastrophe. J’ai aimé la solution proposé par un homme qui se dresse face à eux : pas de révolte stérile, non, plutôt la même ruse. Faire croire que, lui, parle avec les morts et sait ce qu’ignorent les autres. Alors qu’il lui suffit de savoir observer et de comprendre la psychologie de ses concitoyens. Les prophètes aussi sont moqués, mais avec tendresse dans la dernière nouvelle, la plus récente « Ismaël, Elstramadur et la destinée » : comment un naufragé spatial bouleverse totalement une société d’un monde un peu arriéré par rapport à lui. Mais sans le vouloir. Et presque sans le savoir. Une dirigeante sait exploiter sa venue pour tenter d’offrir à ses concitoyens une paix inexistante depuis des décennies.

Dieu, s’il existe, n’a pas à être prouvé. La foi est une question de foi, c’est tout. Les preuves, ça se fabrique.

De la SF à toutes les sauces

Dans tous ces textes, ou presque, même ceux qui s’apparentent à la fantasy, on retrouve des éléments de SF. Thème classique de ce genre, la collusion de deux sociétés au niveau de développement différent, la rencontre de sociétés extraterrestres. Le nouvelle d’ouverture, « La Roulotte », qui est marquée par son époque, comme plusieurs suivantes (sans que cela soit péjoratif et les rende inintéressantes à lire, loin de là), met en scène un extraterrestre à l’apparence étrange. Il doit donc, par discrétion, se réfugier dans un cirque où il peut passer inaperçu, monstre parmi les monstres. Dans « Ismaël, Elstramadur et la destinée » comme dans « Celui qui parle aux morts », précédemment cités, l’essentiel de l’histoire se déroule dans un monde proche de notre Moyen-Age ou l’équivalent. Mais des bribes de progrès sont présents, là, derrière. Et ont une influence plus ou moins grande.

C’est encore plus net dans « Une faute de goût » où nous nous trouvons dans l’avenir, quand les êtres humains ont enfin établi le contact avec d’autres espèces et en est à gérer les relations diplomatiques qui les unissent. Nouvelle délicieuse. Comme « Visages », où en à peine trois pages, Christian Léourier montre toutes les subtilités et l’exigence de la réelle compréhension de l’autre (thème qu’aborde sans cesse Octavia E. Butler, par exemple dans sa trilogie Xenogenesis : L’Aube, L’Initiation et Imago – que je suis en train de lire avec délice). Et les dangers de prendre pour étalon absolu sa propre façon de penser. Dangereux, ça, comme le narre « Point de vue »où les Terriens, avec leurs réflexes colonialistes, se mettent en grave danger quand ils se pensent infiniment supérieurs aux sauvages d’une autre planète prônant le don de la mort comme un présent incommensurable. Idem dans « Le jour de Gloire » : un fonctionnaire terrien arriviste et plein d’ambition voit se libérer un poste de dirigeant sur une planète plus ou moins arriérée. Sans réfléchir plus avant il se précipite et devient roi. Était-ce vraiment une si bonne idée ?

Enfin, le thème du voyage temporel est traité, de façon très intéressante et peu optimiste (c’est le ton général de nombre de nouvelles ici présentes, en fait) dans « Vues en perspective du jardin des Plantes », qui met un certain temps à démarrer, puis nous conduit dans une subtile variation sur le temps et les conséquences d’une malencontreuse erreur.

Et d’autres thèmes encore

J’aurais pu parler aussi de l’attaque systématique qui revient à travers les périodes contre les plus fortunés qui, souvent, écrasent de leur pouvoir ceux qui n’en ont pas les moyens : possibilité de ne pas aller faire la guerre, mais payer un pauvre pour qu’il y aille à votre place dans « La Guerre des riches » ; monopole des soins de pointe au détriment des plus démunis dans « Le Syndrome de Fajoles » (heureusement qu’une pirouette finale sauve un peu la morale… quoique…) . Des critiques de la religion qui n’est qu’un paravent devant une prise de pouvoir ou d’autres buts plus ou moins bien intentionnés. On l’a vu dans « Celui qui parle aux morts », dans « Ismaël, Elstramadur et la destinée ». Mais cela apparaît également dans « Le triptyque de Kohr » où un mystérieux artefact, jugé sacré, est au centre de prises de décisions capitales pour la société : les citoyens doivent-ils être guidés par le mensonge ? Toujours cette question et ses conséquences terribles.

Ensuite, j’ai trouvé que très souvent, les personnages principaux songeaient au suicide. La situation leur semble tellement désespérée, sans aucun espoir, qu’ils tombent dans une sorte d’hébétude et ne rêvent que de pouvoir se laisser aller. C’est le cas, un moment, dans « Les oiseaux d’Argyl » où un homme se trouve naufragé sur une planète peuplée d’oiseaux, lui qui a perdu la femme qu’il aimait en partie à cause de semblables volatiles. Et dans « Le Dernier métro » (hommage très indirect à François Truffaut), celui dont on suit les tribulations manque terriblement de volonté, miné par la vie qui ne lui apporte pas grand-chose : il est prêt à se laisser aller, quand il se trouve embarqué dans un voyage qui pourrait bien être le dernier. Mais là aussi, il reste éminemment passif, en décalage avec les autres.

La ville apprend cela, dès l’enfance. Dans une termitière, l’individu ne compte pas. Il est une maladie, qu’on soigne ou qu’on éradique.

Enfin, je ne pouvais pas oublier d’évoquer l’omniprésence de la publicité agressive dans pas mal de nouvelles. « Fils de pube », comme son nom l’indique, est une satire de cette façon d’essayer de nous imposer une pensée qui n’est pas la nôtre. Ironique et violent. « L’ouvre-boîte » propose cette même intrusion permanente des messages pseudo bien intentionnés, véritables machines à vider décérébrer. Le thème était à la mode depuis au monde les années cinquante, comme le montre brillamment le célèbre Planète à gogos de Frederik Pohl et C.M. Kornbluth. Et cela n’a jamais réellement disparu de la SF. Encore récemment, la trilogie Trademark de Jean Baret (au Bélial’), montrait tout le pouvoir de nuisance et de destruction d’une telle invasion de notre vie par la publicité.

Dans le couloir de l’immeuble, les écrans publicitaires éclairent sa fuite.

Je n’avais pas suivi les publications des éditions Argyll en ce début 2024 et j’ai failli m’en mordre les doigts. Je n’aurais pas supporté de passer à côté de ce petit bijou. J’ai pris énormément de plaisir à lire ce recueil de nouvelles de Christian Léourier. Et j’ai été happé par pratiquement tous les textes. C’est dire, tant il est difficile souvent de rester immergé du début à la fin dans un tel type d’ouvrage. Attention cependant, si vous venez ici à la recherche de nouvelles du Cycle de Lanmeur, ce sera en pure perte. Les récits le traitant ont été écartés. Et c’est tant mieux : on peut ainsi se concentrer sur la richesse et la force de l’écriture de cet auteur que j’apprécie décidément toujours autant.

Présentation de l’éditeur :

Mesdames, messieurs, bienvenue dans les univers de Christian Léourier. En roulotte ou en astronef, embarquez pour une excursion inoubliable, d’Argyl à New York, de Mexos à Elstramadur, de la Terre au fin fond des étoiles.

Imaginez quels secrets dissimule cette étrange roulotte de foire dotée d’un réacteur à uranium, que couvent jalousement l’extravagant Petit-Pulcher et sa mystérieuse « tête à penser ». Plus loin, bien plus loin, dans un curieux monastère, vous risquerez-vous à percer la carapace du vieillard que l’on nomme le Bienheureux Cynewulf, le découvreur de planètes ?

Une fois rendu au carrefour des étoiles, bifurquez et croisez donc le chemin de ce couple destiné à vivre ensemble… mais que deux siècles séparent. Éprouvez ensuite l’ambiance d’un Paris liquéfié sous une interminable canicule qui parasite jusqu’aux radios.

La fin du voyage serait-elle proche ? Pour en être sûr, visitez Argyl, cette planète hostile et déserte où un homme a fait naufrage… Déserte, vraiment ? C’est que vous n’avez pas encore rencontré les malicieux oiseaux qui la peuplent !

Mesdames, messieurs, avancez et pensez à composter votre billet, Christian Léourier s’occupe du reste : vous offrir un voyage aussi merveilleux que stimulant !

Argyll – 2 février 2024 (avant-propos et 27 nouvelles dont certaines inédites – 352 pages – Illustration : Xavier Collette – Grand format : 24,90 € / Numérique : 12,99 €)

Merci aux éditions Argyll (Xavier Dollo) pour ce SP.

D’autres lectures :


13 réflexions sur “Les Oiseaux d’Argyl, Christian LÉOURIER

  1. Une anthologie visiblement très intéressante aussi bien du point de vue de son écriture, des thèmes abordés que des parallèles que l’ont peut faire à d’autres oeuvres certes plus récentes, mais qui n’en sont pas moins intéressants aussi… 🙂

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