Le Hasard et la nuit, Serge BRUSSOLO

Julia, dix ans, voit avec horreur ses parents se réjouir de son prochain sacrifice à l’Église du Jaguar. Mais pas d’inquiétude, ils vont y participer également en tant que victimes. Car dans ce monde post-apocalyptique, les anciennes religions (et d’autres tout aussi fantasques) ont repris de l’ampleur. Et plus elles sont sanglantes, plus elles permettent d’expier les fautes passées de l’humanité, plus elles ont de succès. Comment survivre dans une telle folie ?

Du grandiose, comme toujours

Car Julia ne veut pas que son sang, comme celui de ses parents, se répandent sur les marches de la pyramide. Elle ne comprend pas la fascination de ses concitoyens pour la mort. Elle, elle a appris à lire. Elle, elle utilise son cerveau et refuse le conditionnement aveugle imposé par les dominants. Aussi, quand un vieil homme lui propose de fuit, elle n’hésite pas longtemps. Et la voilà partie pour un voyage surprenant, qui commence cachée sous des ordures et finit dans l’espace. Du Brussolo tout craché, qui dynamite avec un plaisir et un savoir-faire évident les frontières des genres. Comme toujours avec cet auteur que j’adore, car il fait partie de ceux qui ont su m’éveiller à l’étrangeté dans mes lectures, on est trimballé au gré de son imagination, sans toujours comprendre la logique directe qui amène d’un passage à un autre, mais sans que cela gêne en rien le plaisir. On est embarqué dans un train fantôme qui enchaîne les virages serrés et les pentes périlleuses. Pour la plus grande joie des passagers. Tout cela avec un parfum léger, mais entêtant de FNA que j’ai d’ailleurs déjà senti tout récemment à la lecture de Paris perdus de Fabrice Schurmans. Pour les plus jeunes, Fleuve Noir Anticipation était une collection qui a vu passer parmi les plumes françaises les plus célèbres de cette période. Parfum qui s’accompagne naturellement de folie et de délire. Mais avec la maîtrise d’un grand professionnel, car cela fait des dizaines d’années que Serge Brussolo écrit et publie. Et j’éprouve toujours un grand plaisir à découvrir ses œuvres. Ce qui a été le cas avec Le Hasard et la nuit.

La fin du monde

Initialement publié en 2020 en version numérique uniquement, ce roman paraît donc en version papier. Et c’est tant mieux, si cela permet à d’autres lecteurs de découvrir la furie dévastatrice de l’auteur. Car avec lui, le monde est souvent résumé à un immense chaos. Et ce récit ne fait pas exception à la règle. L’Humanité a continué allègrement son entreprise de destruction massive. Et ce qui devait arriver est arrivé : le foutoir le plus complet, la mort, la désolation. Et le refuge, pour la majorité des êtres humains, dans les croyances les plus sordides, les plus cruelles. Ou, pour d’autres, dans la science. Car si dans les groupes voués à des dieux, la culture, la connaissance sont rejetés comme dangereuses, dans d’autres, elles prennent presque la place de divinités. Comme le remarque Julia, observatrice assez lucide, la même folie brille dans les yeux des sectateurs de tous les camps.

Elle estime qu’on ne sait pas grand-chose du monde spirituel et que le rationalisme n’est souvent qu’une armure commode destinée à évacuer les questions gênantes qui remettraient trop de choses en question.

En attendant de voir comment tout cela va finir, chaque groupe tente de survivre face aux attaques des autres. Car les ressources manquent et tout le monde meurt de faim. La planète ne parvient plus à nourrir les habitants. Malgré les massacres et les réductions drastiques du nombre d’humains, les récoltes sont insuffisantes et le chaos s’installe progressivement. On ne voit pas comment tout cela ne peut pas exploser d’un moment à l’autre.

Dick es-tu là ?

C’est d’ailleurs ce que comprend Julia quand elle arrive dans l’enclave (l’ancienne Australie, cernée de lourdes murailles) promise par son sauveur. La voilà cultivée jusqu’à ne plus savoir quoi en faire, préparée pour un potentiel futur voyage vers les étoiles où, comme tout le monde le sait (n’est-ce pas Elon ?), se trouve notre avenir. Hélas, les autres planètes qui correspondent à peu près à la nature humaine sont déjà occupées. Et il faut entrer en contact avec des extraterrestres souvent peu désireux de voir débarquer des dizaines de milliers de réfugiés. Cela me rappelle quelque chose…

Mais à force d’attendre son possible décollage, Julia s’interroge. Elle n’a que ça, le temps pour gamberger. Et donc, elle se pose des questions. Beaucoup de questions. Remettant en cause tout ce qu’elle croyait sûr et établi. Et tout cela n’était qu’un vaste complot ? Bon, pas de reptiliens ni d’Illuminati ici. Ni d’état profond qui a un plan secret. Quoique… Julia finit par se demander si certains de ses voisins ne sont pas des androïdes. Et là, automatiquement, j’ai pensé à Philip K. Dick, un autre auteur capital dans mon parcours de lecteur. Avec lui, la réalité n’est pas nécessairement ce qu’elle paraît être. Et ce doute permanent sur ce qui nous entoure est typique de son œuvre. Brussolo joue en partie cette carte, mais à sa sauce. Il ajoute toujours sa touche personnelle, comme ses obsessions sur les corps qui finissent par être transformés, déformés. Parfois entremêlés. Maltraités de toute façon. La rencontre de Julia avec des êtres connectés avec la nature de telle façon que s’ils cassent une branche, aussitôt un de leurs os se brise, m’a rappelé les prisonniers du roman Les lutteurs immobiles (publié pour la première fois au Fleuve Noir justement, en 1983) : chaque personne convaincue de gaspiller les ressources est associée par la S.P.O. (Société Protectrice des Objets) à un objet dont elle doit s’occuper. Si celui-ci subit des dégâts, les conséquences sont immédiates. Je vous le disais, Serge Brussolo traîne des obsessions et les utilise, souvent pour le meilleur, comme ici, dans ses récits.

Il n’y a pas de prédateurs ici. On ne tue pas.

– Sauf quand on écrase les colons sous des rochers…

– Les colons, c’est permis. Il faut bien leur apprendre les règles élémentaires du savoir-vivre ensemble, non ?

Belle idée des éditions H&O de publier en version papier Le Hasard et la nuit. Serge Brussolo fait partie de ces auteurs qui ont su se montrer constants dans leur production et nous offrir toujours des romans au rythme maîtrisé, qui entraînent aussitôt leur lecteurice dans une histoire folle, mais crédible et surtout qui permet de voyager sans se poser trop de questions. Avec des retournements de situation, des virages à 90 degrés. Bref, un très bon moment de lecture.

Présentation de l’éditeur :

Comment s’échapper d’un monde qui a sombré dans l’intolérance et l’obscurantisme et a ressuscité les antiques religions sacrificielles ? Quand Julia voit ses proches s’offrir avec le sourire au couteau des prêtres-bourreaux qui adorent couvrir de sang les escaliers monumentaux de leurs pyramides-abattoirs, elle s’enfuit…

Prête à tout pour oublier ces horreurs, elle accepte de subir le formatage mental d’une poignée de résistants qui, eux, vivent dans le culte de la conquête spatiale et organisent en secret une migration générale vers les galaxies inconnues…

Hélas ! il est toujours dangereux de partir au hasard, dans la nuit du cosmos, car c’est alors que le vrai cauchemar commence !

Avec Le hasard et la nuit, Serge Brussolo fait exploser les règles du space opera et nous offre un roman de science-fiction d’une mordante ironie.

Merci aux éditions H&O (Henri Dhellemmes) pour ce SP.

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