Les terres closes [Les Maitres enlumineurs. 3], Robert Jackson BENNETT

L’heure de la bataille finale a sonné. Tevanne a pris des proportions immenses. Elle contrôle la moitié du globe, éliminant sans pitié ou pire intégrant à son armée tous ceux qui se dressent sur sa route. Sancia, Clef et Bérénice, malgré tout leur talent et leurs nombreux alliés, se trouvent bien démunis face à un tel pouvoir, une telle volonté. Or il faut arrêter Tevanne qui veut rien moins que corriger le monde en détruisant l’actuel.

Un récit qui va crescendo

Mais avant d’aller crescendo, il faut tout mettre en place. Et ça prend un peu de temps. Même si le roman commence par une belle scène d’action, bien fichue et poignante à souhait, ensuite, j’ai retrouvé le rythme un peu mou de certaines parties du Retour du hiérophante, le précédent roman des Maitres enlumineurs. Cependant, heureusement, cela ne dure pas. Et puis, il faut bien préparer les lecteurices au bouquet final. Pour cela, Robert Jackson Bennett, en orfèvre, ne dessine pas des enluminures, mais cisèle l’état d’esprit de ses personnages. Il faut qu’ils soient prêts, à point pour la résolution finale de cette époustouflante trilogie. Et donc, ils doivent encore souffrir. Car, pour être un héros ou une héroïne, il faut savoir donner de sa personne et être disposé à tout sacrifier. Comme elles et ils le répètent à l’envi, « on ne danse pas entre les gouttes de la mousson ». Quand le danger est présent, pas d’autre moyen que de l’affronter. À n’importe quel prix. Et Robert Jackson Bennett fait partie de ces auteurs qui n’hésitent pas à transformer leurs personnages en martyrs. Pour la bonne cause, certes. Mais certains passages devraient arracher une ou deux larmes aux plus sensibles.

Les personnages, justement. Nous les suivons depuis plus de mille pages. Et la plupart vont rencontrer leur destin, en quelque sorte. Nous sommes dans une sorte de tragédie, même si tous les protagonistes n’appartiennent pas aux classes supérieures de la société, loin de là (n’est-ce pas, Sancia ?). Si tout n’est pas écrit d’avance et si je ne veux pas divulgâcher trop, on sait tout de même que ceux qui se sont donné pour rôle de stopper Tevanne, d’améliorer la situation, de tenter de sauver quelque chose dans cette catastrophe annoncée vont devoir abandonner une partie d’eux-mêmes, vont devoir sacrifier quelque chose ou quelqu’un de cher. La première scène du roman donne le ton : lors d’une opération, on découvre la puissance de frappe de Tevanne. Et l’équipe réunie par Bérénice et Sancia en fait le rude apprentissage. On n’est pas dans une bluette avec happy end obligatoire. Toute victoire se paie.

Et en parlant de prix, si cet ouvrage devait être mis en scène sous forme de film, ça coûterait un bras en effets spéciaux. Rien à envier aux Avengers. La fin du Retour du hiérophante donnait déjà le la : on n’est plus dans les affrontements de bandits dans une ruelle sombre. On en est à une guerre totale entre des forces tellement gigantesques que la planète elle-même est en danger. Les protagonistes ne s’envoient plus des pierres à la figure, mais des montagnes. Robert Jackson Bennett a le sens du spectacle et nous en donne pour notre argent. Ça explose de partout. Et avec talent. Il ne se contente pas d’une accumulation basique d’actions. Il sait écrire des scènes d’action, varier les points de vue, ménager ses effets et le suspens, s’élever au-dessus de la scène pour mieux y replonger avec vigueur et force. Bref, c’est à un festival pyrotechnique de qualité que nous invite l’auteur dans la conclusion de sa trilogie. Et quelle conclusion ! Mais je m’arrête là pour éviter de gâcher votre plaisir.

Des thèmes forts derrière l’histoire

Pour finir, je voulais revenir sur les thèmes abordés dans Les terres closes. Même si l’auteur n’a pas écrit un roman de réflexion, mais bien d’action, comme je pense l’avoir assez affirmé dans les lignes précédentes, ils sont puissants et méritent que l’on s’y arrête. En effet, avec ces enluminures qui modifient la pensée quand on les greffe sur un corps, Robert Jackson Bennett peut faire référence au transhumanisme et à tout ce courant de pensée (et de vie) qui se développe depuis des années dans certaines parties du monde. Où l’on imagine que l’avenir de l’humanité est dans sa progression et, donc, sa transformation. Après tout, Homo sapiens a remplacé Neandertal (pas de façon aussi brutale qu’on le pensait à un moment, mais le résultat est le même). Pourquoi l’humain augmenté ne remplacerait-il pas l’humain lambda ? Et s’il faut pour cela donner un coup de pouce à la « Nature », soit ! C’est un peu ce que l’on rencontre dans ce roman. Parce qu’il faut combattre une menace phénoménale, mais aussi, dès le début, parce que cela apporte des avantages, les humains ont manipulé leurs semblables avec des enluminures. Glaçant, mais bien d’actualité.

Dans ce troisième tome, on découvre également un autre rêve de l’humanité : la mise en place d’une société égalitaire et ouverte à toutes et tous. Est-ce moi qui choisis mes lectures, involontairement, dans le même vivier ou est-ce une tendance actuelle, mais j’ai l’impression de tourner en permanence autour de ce thème en ce moment. L’invention d’une société qui soit plus juste, qui permette à chacun de vivre de façon correcte. Un pays de fantômes de Margaret Killjoy vante de façon assez efficace, je dois le dire, les mérites de l’anarchie. Jean Krug, dans Cité d’ivoire, suit un peu la même voie, en rejetant la surveillance outrancière de nos civilisations modernes, lui préférant les petits groupes autogérés. Le monde de Julia d’Ugo Bellagamba & Jean Baret, nous montre des personnages qui s’interrogent sur ce qui fait société, les règles nécessaires pour diriger justement un groupe d’humains. Et Becky Chambers, dans Un psaume pour les recyclés sauvages et Une prière pour les cimes timides, les deux volumes publiés des Histoires de moine et de robot, offre le spectacle d’une société apaisée, qui a su trouver un équilibre, pas parfait, mais autrement plus humain que celui que nous connaissons aujourd’hui. Dans Les terres closes, certains humains finissent par tenter une utopie, qui peut glacer d’effroi certaines personnes : la création d’une entité réunissant des centaines d’humains, unis dans les mêmes pensées. Un seul vaste esprit guidant des dizaines de corps, riche de l’expérience de toutes et tous. Une manière de faire corps, d’aller toutes et tous ensemble vers un même but. Au détriment de l’individu, il est vrai. En cette période d’individualisme affirmé, c’est ambitieux et revigorant.

Enfin, on peut observer dans ce roman la remise en cause du statut de héros. Puisque dans ce récit, comme dans bien d’autres, le méchant ou la méchante n’est pas toujours celui ou celle que l’on croit. Ou bien, l’on découvre derrière leurs actes des raisons puissantes et pas limitées à un besoin de faire le mal. Un peu comme le faisait remarquer Benjamin Patinaud dans son Syndrome Magneto. Les « méchants » ne sont pas nécessairement des êtres monolithiques, composés de haine, qui se conduisent comme des monstres par plaisir. Ils peuvent avoir des motivations valables, compréhensibles. Ils peuvent avoir subi de tels traumatismes que leur comportement est parfaitement explicable et, sinon justifiable, du moins entendable.

On dirait un conte de fées où les gens sont tirés du sortilège d’un magicien diabolique. Mais ça paraissait beaucoup plus facile dans les contes.

Robert Jackson Bennett écrit dans ses remerciements que « ce livre s’est avéré extrêmement difficile à écrire ». Comme John Scalzi (il en parle à la fin de La société protectrice des kaijus) et bien d’autres : la Covid a bouleversé pas mal de plans, pas mal d’esprits. Mais lire Les terres closes n’est pas difficile. Au contraire, c’est un réel plaisir. Non, en fait, c’est difficile : car quitter ce monde d’enluminures, abandonner à leur sort Sancia, Bérénice, Clef et les autres est déchirant. Robert Jackson Bennett a su nous les rendre tellement réels, tellement proches, tellement indispensables que savoir qu’on ne les retrouvera plus est une tristesse. Une longue parenthèse se ferme, comme une porte, d’un tour de clef.

La trilogie des Maitres enlumineurs se compose des Maitres enlumineurs, du Retour du hiérophante et des Terres closes.

Présentation de l’éditeur : Autrefois, Sancia Grado n’était qu’une jeune voleuse dotée d’un talent rare. Puis elle a appris à utiliser ce talent et a battu les grandes maisons marchandes de Tevanne à leur propre jeu. Avec Clef et Bérénice, elle a même éliminé un hiérophante immortel – mais la guerre qu’ils mènent maintenant semble perdue d’avance. Sancia et ses alliés n’affrontent plus les élites de l’enluminure ou un hiérophante revenu d’un passé oublié ; cette fois, ils veulent détruire une entité dont l’intelligence est répartie sur la moitié du globe : un fantôme bien caché, qui utilise la magie pour posséder les objets, mais aussi contrôler les esprits humains. Malgré tous les efforts de Sancia et de ses alliés, leur implacable ennemi se rapproche de son véritable but : une ancienne porte qui mène au cœur-même de la création. Mais peut-être leur reste-t-il une ultime chance de survivre à ce combat, en réalisant le casse le plus audacieux qu’ils aient jamais tenté…

Albin Michel Imaginaire – 26 avril 2023 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Laurent Philibert-Caillat – Locklands (2022)– Illustration : Didier Graffet – 684 pages – 24,90 euros / numérique : 12,99 euros)

Merci aux éditions Albin Michel Imaginaire (Gilles Dumay) pour ce SP.

D’autres lectures : Les blablas de TachanGromovar (Quoi de neuf sur ma pile)Sometimes a BookFeydRautha (L’épaule d’Orion)Boudicca (Le Bibliocosme)

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7 réflexions sur “Les terres closes [Les Maitres enlumineurs. 3], Robert Jackson BENNETT

  1. Je suis d’accord ce fut un réel plaisir de lire cette trilogie tant c’était divertissant.
    Je n’avais pas pensé au transhumanisme pourtant c’est vrai qu’on est en plein dedans.
    Quant à l’utopie/dystopie c’est vrai qu’on en voit un peu partout mais quand c’est bien fait comme dans les titres que tu présentes quel bonheur de réfléchir dessus !

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  2. Ah quand j’ai adoré certains personnages, un univers, une histoire, j’éprouve comme une sensation de léger deuil.
    J’ai ce roman dans mon viseur… après avoir lu le tome 2

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  3. Ah, le dernier tome est paru, j’arriiiiive Tome 1 😀
    Lire les chroniques des derniers volumes de séries j’aime beaucoup : c’est à ça que je vois si je les lirai ou pas. Bon, voilà, tu m’as convaincue, j’ai emprunté le tome 1 à la bibliothèque !

    Aimé par 1 personne

    1. Ah, oui ! Bon, j’espère que tu aimeras. Mais sauf si tu n’es pas en grande forme, cela devrait le faire, car ce premier volume est sacrément addictif. C’est ensuite que cela se gâte un peu dans le rythme. J’attends donc ton retour… un de ces jours.

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