Roca Pelada. Poste-frontière entre deux états dont on ignore le nom. En Amérique du Sud, mettons. Caserne isolée au milieu de rien, « à deux mille mètres à peine sous la ligne de survie ». Là-haut, l’oxygène est rare, les mouvements coûtent. Là-haut, le froid règne à l’ombre tandis qu’on meurt de chaud en plein soleil. Là-haut, au milieu des pierres, sans une once de végétation, les hommes tournent en rond, se cherchent des buts. Des raisons de vivre.

Un monde sans raison
Le lieutenant Costa dirige cet avant-poste aux limites du monde. La Garde-Frontière. Face à l’ennemi : les carabiniers de la Ronde des Confins dirigés par le Lieutenant Gaitán. Il passe ses journées à observer le paysage lunaire, sans vie apparente. À part une femelle puma qui cherche un endroit où mettre bas. Et des entassements de pierres qui bougent. Qui naissent ou disparaissent. Sans logique apparente. Et pourtant, Costa est persuadé que tout ceci correspond à un plan caché, à un ordre secret. Il observe sans relâche la nature et ses dessins. Cherche dans ses schémas une logique qui lui permettrait d’expliquer le monde qui l’entoure. Qui lui permettrait de comprendre pourquoi ces collines, les apachetas, poussent ou s’effacent mystérieusement. Est-ce l’ennemi qui se joue de lui ? La nature ? Est-ce la folie qui le guette ?
C’est à ça que servent les cols, à passer, pas à y rester.
La folie. C’est un peu l’effet produit par ce roman. Rien d’exubérant, dans cette histoire. Pas de lapins qui volent ou de soucoupes qui débarquent en plein milieu du poste. Juste une bande d’humains au sommet du monde, là où l’oxygène est rare, où les perceptions sont faussées. Juste des individus aux besoins différents, aux logiques différentes, aux regards différents. Juste un monde où les règles ne sont pas les mêmes qu’ailleurs : loin de tout, prisonniers d’une hiérarchie sans considération pour cette troupe isolée, d’une nature dure et dangereuse, Costa et ses hommes vivent comme hors du monde. Si vous portez du métal sur vous, le danger guette : électricité statique, orages se déclenchant rapidement et violemment. Tout sort de l’ordinaire.
Une routine qui déraille
Mais un jour, cette routine déjà surprenante finit par voler en éclat. Quand le chef d’en face, Gaitán, est remplacé par une femme. Tout va alors changer. Surtout Costa, dont le regard va évoluer. Et avec ce simple changement, tout est bouleversé. La révolte qui grondait parmi les hommes s’amplifie. Des inconnus sont aperçus dans la montagne et disparaissent sans que l’on comprenne pourquoi. Le train, source de ravitaillement bienvenue et même vitale, se fait entendre pendant des jours mais n’apparaît pas. Le monde tangue. Et le lecteur s’amuse. Ou s’inquiète. Mais, malgré le ou grâce au côté absurde de ces situations, la lecture de Roca pelada est un grand plaisir. J’ai eu, il faut le dire, un peu de mal à entrer dans l’histoire. Et la référence au Désert des Tartares de la quatrième de couverture (qu’on pourrait doubler d’une référence au Rivage des Syrtes de Julien Gracq, que je lui ai préféré) ne m’avait pas particulièrement rassuré. Toujours inquiétant de se dire qu’on part pour un livre où l’ennui et l’attente sont les valeurs premières.
Mais rapidement, j’ai pris mes marques et j’ai adoré observer ce mini cosmos tourner. Pas très droit. Et c’est justement là tout l’intérêt. Chacun rêve à des choses différentes, chacun espère aller ailleurs, obtenir autre chose. Tout, sauf rester là. Sauf Costa, pilier inamovible qui, s’il ne cesse de scruter l’horizon avec inquiétude car, pense-t-il, l’ennemi joue avec le paysage, vole des pierres, déplace la frontière, prépare une attaque surprise, est bien là où il est. Il s’est installé un hamac pour ne pas ressentir les nombreux tremblements de terre qui gênent le sommeil. Il a occulté la fenêtre avec des couvertures opaques. Il se fait monter des caisses de livres pour s’occuper l’esprit. Même s’il est en lutte perpétuelle contre l’environnement, il y est à sa place. Jusqu’à l’arrivée de la femme d’en face.
Les rêves à Roca pelada étaient comme un jeu de petites boites enfermées les unes dans les autres, pour y entrer et en sortir il fallait s’endormir et se réveiller plusieurs fois, franchir des portes qui communiquaient avec d’autres portes et d’autres rêves.
Belle surprise que cette lecture argentine. Coïncidence, je viens de commencer Héctor de Léo Henry, dont l’action principale est située à Buenos Aires (chronique à suivre). Mais le cadre et l’intrigue ne présentent aucun lien autre que le pays. Et encore. Roca pelada m’a fait voyager, géographiquement et intellectuellement. Je me suis retrouvé, moi aussi, au milieu des rocailles, des pierres, de ce décor infiniment minéral, à scruter l’horizon, à comparer les marques du paysage, à surveiller cet ennemi si proche et pourtant si différent, à attendre le train, l’oreille aux aguets. Et ce voyage, je l’ai beaucoup aimé.
Présentation de l’éditeur : Le détachement militaire du col de Roca Pelada est perché au-dessus de toutes les villes de la planète et de presque toutes les espèces vivantes, pour y accéder il est plus facile de descendre d’un nuage que de grimper la cordillère. Entre orages magnétiques et pluies de météorites, avec pour tout horizon le désert qui mène aux volcans et aux geysers, face à face deux garnisons de postes de frontière se surveillent. Un jour le commandant de l’un des postes change, et son remplaçant est une femme… Après le succès public et critique de Patagonie route 203, Eduardo Fernando Varela nous fait découvrir cette fois-ci la vie au sommet des plus hautes montagnes du monde. Un rythme hypnotique, des paysages sauvages et sans limites, des dialogues et des situations aussi surréalistes qu’hilarants et une puissante réflexion sur les grands détours de l’existence aux côtés d’un lieutenant solitaire, un sergent impertinent, une escouade de caporaux venus des tropiques, malades mais très polis, de mineurs faits de pierre et d’os, et même un vieux sorcier ! Un roman unique et intemporel.
Merci aux éditions Métailié et à l’équipe de la Masse critique de Babelio (à Nicolas Hecht) pour ce SP.
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