Un chercheur en intelligence artificielle et un écrivain, tous deux ayant travaillé chez Google, se penchent sur l’avenir à court terme (vingt ans) des I.A. et à leurs conséquences sur notre vie quotidienne. En dix nouvelles, suivies de dix courts mais complets exposés, ils dressent un portrait mi-fascinant, mi-effrayant de ce qui peut être notre futur.

Un pur thème de SF
L’I.A. est un thème présent dans la SF depuis des dizaines d’années. Comme les deux auteurs de cet ouvrage le disent eux-mêmes, on en trouve partout. Et même le grand public en a entendu parler. Comme ils le disent également, la plupart du temps, elle apparaît sous son jour le plus négatif : une machine qui devient supérieure à ses créateurs et veut prendre le pouvoir, voire détruire l’humanité ; une création qui se révolte contre ses anciens maitres qu’elle trouve trop peu efficaces, trop peu adaptés à la réalité du monde. Je ne vais pas égrainer la liste des I.A. célèbres : du HAL 9000 (CARL 500 en français) de Stanley Kubrick (2001, l’Oyssée de l’espace) à la série Terminator et ses I.A. maléfiques au cinéma. De Neuromancien et Comte Zéro de William Gibson à L’IA et son double de Scott Westerfeld en littérature, on a des dizaines et des dizaines d’occurrences de cette créature électronique, souvent dangereuse, parfois bienveillante. Je pense effectivement que, si on en faisait le compte, on n’en trouverait qu’une faible part du côté des amis des humains.
Pour moi, la plus grande valeur de la science-fiction n’est pas de fournir des réponses mais plutôt de soulever des questions.
Une approche scientifique
Ce n’est pas du tout l’optique choisie par Kai-Fu Lee et Chen Qiufan. Le premier est terriblement impliqué dans ce domaine et pour lui, l’I.A. est avant tout un moyen d’améliorer notre vie. Que dis-je un moyen, une multitude de moyens, tant les débouchés sont immenses et encore inconnus. Aussi les deux auteurs ont-ils divisé le thème en dix grands domaines et les ont-ils illustrés par des nouvelles. Ce qui en fait un ouvrage très didactique. On en ressort avec un panorama global sur cette technologie. Car, après les récits, des exposés clairs et précis font le point sur chaque point abordé. Comme dans l’anthologie Nos futurs parue chez Actu SF, on associe écrivain de récits et scientifique rédigeant des textes de vulgarisation. Mais ici, la même paire fonctionne pour tout le recueil. Le lien entre les deux parties est loin d’être anecdotique. On sent que les deux auteurs (et leurs équipes) ont travaillé de concert et ont lissé le tout. C’est du beau travail, avec progression, puisque des termes explicités dans un exposé peuvent être utilisés dans la nouvelle suivante. On apprend en se distrayant. Et on progresse dans la connaissance de cette branche.
Non maîtrisée, l’I.A. pourrait engendrer un nouveau système de castes au XXIe siècle avec, trônant au sommet, une élite ploutocratique associée à l’I.A., suivie d’un sous-ensemble assez restreint d’employés occupés à des tâches complexes nécessitant des faisceaux de compétences étendues et beaucoup de stratégie et de planification. Suivraient ensuite des créatifs (nombre d’entre eux peu rémunérés) et le plus vaste contingent : les masses de travailleurs en difficulté, impuissants.
Mais c’est peut-être aussi une faiblesse de cet ouvrage. Les récits, s’ils sont pour la plupart distrayants et bien construits (Chen Qiufan connaît son affaire, comme j’ai pu m’en apercevoir à la lecture de L’ile de Silicium), sont parfois un peu simplistes, un peu « young adult ». Avec happy end quasi obligatoire. Heureusement, cela ne concerne pas toutes les nouvelles. Plus on avance dans le recueil, plus la tonalité s’assombrit. Par exemple, « Apocalypse quantique » est tout bonnement terrifiant tant le scénario proposé est en grande partie plausible. Et l’exposé qui suit, loin de rassurer, inquiète encore davantage : les armes nucléaires paraissent sures face au danger des armes autonomes. Il va falloir faire confiance à l’humanité pour éviter l’autodestruction. Ce qui, au vu de l’histoire passée et présente, n’est guère rassurant. Et « Le Sauveur d’emplois » n’est pas très encourageant non plus, quoique dans un autre ordre : la société survivrait à l’irruption en force des I.A., mais à quel prix ?
Le monde selon Kai-Fu Lee
Si l’on en croit ce spécialiste des I.A. (il a écrit un livre qui a marqué : I.A., la plus grande mutation de l’histoire, publié en 2019 par Les Arènes), l’avenir sera construit avec elles ou ne sera pas. Ce « Jacques Attali » des I.A. en voit partout : dans les véhicules, bien évidemment, avec les voitures autonomes, même s’il ne se montre pas angélique. Pour lui, la voiture totalement autonome ne peut exister que si l’on construit des routes intelligentes, bardées de capteurs (« Le pilote sacré »). Mais il imagine aussi des I.A. pour épauler les médecins au début, puis les remplacer, les laissant gérer le côté humain des relations mais plus du tout le côté médical (« L’Amour sans contact »). Il voit bien aussi les I.A. permettre une éducation plus personnalisée et donc plus efficace des enfants (« Les jumeaux »). Sans parler du côté gestion des populations avec les reconnaissances faciale, vocale et autres (« L’éléphant doré » ou « Derrière les masques »). Il n’oublie pas les loisirs : les I.A. peuvent faire vivre ou revivre des vedettes et personnaliser (encore une fois ce terme) l’expérience vécue par les fans (« Mon idole fantôme »). Ni le chômage massif induit par la multiplication des I.A. (« Le Sauveur d’emplois »). Ni les armes, comme dans « Apocalypse quantique » et sa fin du monde tel que nous le connaissons.
Kai-Fu Lee évoque aussi, dans un de ses exposés, la possibilité de tout filmer de notre vie et de tout stocker. Ce qui m’a fait penser à la nouvelle de Ted Chiang, « La vérité du fait, la vérité de l’émotion », publiée dans le recueil Expiration. On y découvrait les dangers potentiels de cette béquille mémorielle : pouvoir vérifier tout souvenir est la solution idéale pour résoudre des conflits, mais aussi engranger des rancœurs et ne pas pouvoir passer à autre chose.
Le bonheur est un processus dynamique qui consiste à se défaire sans cesse de peurs primaires pour conquérir de nouveaux sommets.
Que tirer de ce livre hybride ? De bons moments de lecture et des pistes pour l’avenir. Pas toutes rassurantes, loin de là, car même si l’image de l’I.A. occupée à détruire l’humanité comme étant trop stupide et trop irrationnelle semble bien dépassée, les utilisations possibles de cette avancée technologique sont immenses. Et selon les personnes qui seront aux commandes, notre futur risque d’être moyennement agréable. Voire définitivement compromis. Lire I.A. 2042 me paraît donc une nécessité pour tous les amateurs de SF et tous les technophiles. Pour être lucides et mieux préparés et donc ne pas se laisser surprendre par ce qui peut survenir dans les vingt prochaines années. Vivement 2042 ?
Présentation de l’éditeur : En quelques années, l’intelligence artificielle (IA) s’est imposée comme une technologie dont l’impact et le potentiel semblent infinis. Kai-Fu Lee est un expert international de l’IA qui a mené sa carrière en Chine et aux États-Unis. Chen Qiufan a quitté le monde de la technologie pour devenir l’un des écrivains de science-fiction les plus prometteurs en Chine. Fruit de leur association, IA 2042 propose dix scénarios où l’intelligence artificielle joue un rôle clé. Médecine du futur, automatisation du travail, hypertrucage sur les réseaux ou villes augmentées… Chaque fiction nous entraîne dans un futur réaliste ; elle est suivie d’une analyse scientifique qui permet de démêler le certain du possible, l’état de la recherche et la part d’imagination. En mêlant fiction prospective et analyse scientifique, IA 2042 nous entraîne sur tous les continents dans une expérience immersive, ouvrant dix fenêtres passionnantes sur notre futur technologique. Bienvenue en 2042 !
Merci aux éditions des Arènes pour ce SP.
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