Expiration, Ted CHIANG

Présentation de l’éditeur : Les neuf histoires qui constituent ce livre brillent à la fois par leur originalité et leur universalité. Des questions ancestrales – l’homme dispose-t-il d’un libre arbitre? si non, que peut-il faire de sa vie? – sont abordées sous un angle radicalement nouveau.

Ted Chiang pousse à l’extrême la logique, la morale et jusqu’aux lois de la physique pour créer des mondes inédits dans lesquels les machines en disent long sur notre humanité.

Auréolé d’un immense succès critique et commercial aux États-Unis, Expiration est en cours de publication dans vingt et un pays, installant définitivement son auteur parmi les écrivains américains les plus importants.

Mon avis : C’est peu dire que ce recueil était attendu, tant le premier avait marqué les esprits. Et, pour moi, c’est une promesse tenue, tant certains textes sont puissants et prenants. Mais surtout, lire des nouvelles de Ted Chiang, c’est l’occasion de s’interroger sur notre monde et sur son avenir. Sur nous et sur nos actes. Car il pose des questions essentielles sur la direction que peut prendre notre civilisation grâce à certains potentiels progrès technologiques. Mais pas seulement. Parfois, l’invention n’est qu’un prétexte à une réflexion profonde sur nous.

Ces nouvelles sont passionnantes par les thèmes abordés, mais aussi par leur traitement : Ted Chiang observe son sujet sous toutes les coutures et nous le présente sous forme claire, mais emplie de réflexions, d’arguments, d’exemples, qui enrichissent la réflexion, mais sans lourdeur (pas comme cette phrase). Les personnages sont souvent attachants, sans être trop creusés. Les trames se répondent : l’auteur utilise souvent plusieurs personnages ou arc narratifs parallèles pour apporter du relief aux histoires, mettre en perspective les points abordés. Et, en découvrant des tranches de vie, on se retrouve à se poser des questions sur notre façon de vivre. Et les possibilités que nous réserve l’avenir.

« Le marchand et la porte de l’alchimiste » : prenez un conte digne des Mille et une nuits et ajoutez une pincée de science-fiction avec le voyage temporel et vous aurez la recette de cette nouvelle enthousiasmante. Quel bon départ ! Un homme découvre chez un marchand une porte qui lui permet d’aller dans l’avenir. Une autre, dans une autre ville, lui permettra de retourner dans le passé. Sa propre histoire est entrecoupée d’autres contes qui lui donnent à réfléchir.

Cette nouvelle est envoûtante, comme un conte réussi, et prenante grâce à sa construction habile et subtile. Tout se recoupe à un moment, comme une belle mécanique bien conçue et bien huilée. Un régal !

« Expiration » : Le narrateur est un robot, comme nous le découvrons rapidement. Dans son univers, les habitants vont régulièrement changer leurs réserves d’air, utile pour le fonctionnement de leur cerveau. Mais peu à peu, ils s’aperçoivent de dysfonctionnements. Le narrateur va disséquer son propre cerveau afin d’en comprendre le fonctionnement et imaginer les raisons de ces problèmes.

Une réflexion un peu trop désincarnée pour moi sur les relations entre le peu d’entropie et le beaucoup d’entropie. Comment l’humain participe au désordre, puisque nous ingérons de l’ordre pour émettre du désordre. Un peu trop abstrait pour moi.

« Ce qu’on attend de nous » : Une invention, le Déducteur, met à mal notre libre arbitre : elle est capable de s’allumer une seconde avant que nous ne pressions sur son bouton. Autrement dit, elle semble savoir avant nous le geste que nous allons faire. Comment réagirions-nous devant ce phénomène plus que déstabilisant ? L’espèce humaine y survivrait-elle ? Ce court texte ouvre de bien sombres perspectives.

« Le cycle de vie des objets logiciels » : pièce de résistance de ce recueil, puisqu’elle en compose presque le tiers, cette nouvelle imagine des êtres numériques, les digimos. On doit les élever afin de les voir se développer. Rapidement, de nombreux propriétaire se lassent et « débranchent » leurs animaux de compagnie. D’autres persévèrent et continuent à les éduquer, les distraire, les accompagner. Cela peut créer des tensions dans les couples quand les deux ne sont pas à fond dans cette passion (comme pour toute passion, en fait). Les problèmes se multiplient avec les années qui passent. L’entreprise à l’origine du projet fait faillite. Puis c’est la plate-forme qui leur sert d’univers virtuel qui va devoir migrer vers une autre, plus moderne. Chaque étape apporte sont lot de questions, d’abandons. Les digimos sont comparés à des enfants éternels car leur développement ne peut égaler celui d’un humain. Mais d’aucuns s’interrogent sur leur possible émancipation. D’autres veulent s’en servir comme s’ils étaient de simples objets. Une réflexion au long terme sur les créatures numériques, loin des fantasmes sur les I.A. toutes puissantes. Autrement plus réaliste, et donc indispensable.

« La nurse automatique brevetée de Dacey » : Dans l’Angleterre du XIXe siècle, élever son enfant ne va pas de soi. Trouver une bonne nurse en qui on a confiance n’est pas nécessairement chose aisée : certaines frappent les petits, leur font ingérer des laxatifs comme punition. Aussi, le mathématicien Reginald Dacey invente-t-il une nurse mécanique qui peut bercer un enfant, lui chanter des comptines, le nourrir. Mais un accident va mettre fin au projet. Le fils de Dacey, Lionel, voudra plus tard venger l’honneur de son père en prouvant qu’il avait raison. Quelles conséquences pour un jeune enfant que d’être élevé par un être mécanique ? Encore une question passionnante abordée avec finesse et habileté par Ted Chiang.

« La vérité du fait, la vérité de l’émotion » : Et si nous pouvions enregistrer tous les moments de nos existences ? Et si nous pouvions accéder à chacune des scènes où nous sommes apparus ? Finis les disputes à propos de sa voir qui avait raison : il suffit d’aller voir afin de savoir, de départager les débatteurs. Mais si la « vérité » est toujours accessible, que reste-t-il des émotions nées de souvenirs retravaillés nuit après nuit. On le sait, notre mémoire est loin d’être immobile. Nous malaxons nos tranches de vie et les polissons tels de beaux et doux galets que nous avons plaisir à caresser au gré de nos envies. Ou, au contraire, nous en affûtons les côtés tranchants, les pointes aiguës, enfonçant profondément en nous ces douleurs passées et sans cesse ressassées. Or, avec cette invention, ces créations disparaîtraient au profit d’une froide objectivité. Si nous avions le choix, que choisirions-nous ? Mais, de toute façon, aurons-nous le choix ?

« Le grand silence » : Quelle émotion de lire cette nouvelle quelques jours après la destruction du radiotélescope d’Arecibo dont il est question ici ! De ce texte émerge déjà une certaine tristesse, une mélancolie désabusée. Avec la coïncidence de l’actualité en plus, elle devient encore plus forte. Un perroquet s’adresse à nous autres, humains, qui recherchons de la vie extraterrestre, alors que nous détruisons une « civilisation » proche, celle des perroquets. En effet, ces animaux ont avec nous de nombreux points communs. Surtout le langage. Et nous restons sourds à leurs messages, la tête tournés vers les étoiles.

Le format de ce texte, composé de courts textes s’explique par sa première destination : une installation vidéo multiécrans. Mais le texte seul se suffit à lui-même.

« Omphalos » : Dans ce monde, la science est liée à la religion. Elle sert à prouver que Dieu a créé le monde à telle date, même si elle paraît trop récente. Mais une découverte astronomique va bouleverser tout cela : la planète où habite la narratrice ne serait pas le centre de l’univers, comme on pouvait le penser jusqu’ici. Une autre planète a cette chance. D’où une intense remise en question par une partie de la société. Tandis que l’autre s’accroche à ses croyances. Un ton modéré pour une réflexion très riche et pas manichéenne pour deux sous.

« L’angoisse est le vertige de la liberté » : une nouvelle invention, le prisme, permet de communiquer avec son (ou ses) parallêtre(s), double d’un autre monde, parallèle au nôtre, mais issu de choix différents. Quoique, les scientifiques ne sont pas aussi affirmatifs. Mais là n’est pas le centre de l’histoire. Ted Chiang, dans cette nouvelle, s’interroge sur notre libre arbitre (encore). Si une version de nous-mêmes est capable de tuer, pourquoi pas nous? Si une version de nous-mêmes est heureuse en mariage quand notre couple bat de l’aile, comment supporter longtemps cette injustice ? Encore des questions d’une grande pertinence insérées dans un récit bien mené, qui tient en haleine jusqu’au bout, avec ses personnages criants de vérité.

Vous l’aurez compris, lire Expiration a été pour moi une évidence et un moment de détente pour tous ces récits envoûtants, mais aussi la source de bien des réflexions qui nourrirons encore longtemps mes pensées.

D’autres lectures : Carnets lunaires,

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